Répartition des sujets

Dans sa description des conversations familières, Traverso souligne l’importance centrale du contenu pour la caractérisation du type de conversation (1996 : 230). Dans cette perspective, il me semble fécond d’examiner la répartition des sujets abordés afin de mieux caractériser les réunions scoutes.

Ce qui frappe, c’est le grand nombre de sujets de conversation abordés au cours d’une réunion. Cela paraît certes moins étonnant si l’on prend en considération l’âge et les intérêts des garçons ainsi que le fait que la convivialité et le repas en groupe font partie des objectifs constants de chaque rencontre. Néanmoins, il s’agit de réunions scoutes, et par conséquent, les garçons parlent également de la patrouille et de la troupe. Ainsi, la structure des interactions semble être déterminée par deux fils conducteurs qui parcourent et caractérisent leurs rencontres : d’un côté, ils parlent de leurs affaires scoutes et, de l’autre, ils discutent entre copains et abordent bien d’autres sujets.

Pour analyser la répartition des sujets, je les ai classés en deux catégories : sujet de travail et sujet de conversation. Un sujet de travail se définit par son rapport aux affaires scoutes, comme par exemple la préparation des camps. Celle-ci implique de faire un plan des installations, de vérifier le matériel et également d’organiser les veillées ou les concus. Pour le reste, les sujets de travail concernent la vie de patrouille, où il est question des activités au cours de l’année, comme gagner de l’argent de patrouille, organiser des week-ends, occuper des postes d’action ou apprendre des techniques scoutes, tel que le morse. Il s’agit aussi de parler des chefs, du thème de l’année et d’évoquer les nouvelles de la troupe. Il n’est pas obligatoire que le sujet ait été prévu à l’avance pour être discuté au cours de la réunion. Souvent, c’est au cours de la soirée que les participants pensent à des questions scoutes qu’ils souhaitent discuter en patrouille. Un sujet de travail se caractérise par sa pertinence et son rapport aux affaires de la troupe et de la patrouille.

Un sujet de conversation peut être défini comme un sujet qui ne se réfère pas en premier lieu à la vie scoute. Le contenu de ce type de sujet peut être très éloigné des intérêts scouts ; il ne subit aucune contrainte a priori, allant de l’organisation du repas aux groupes de musique ou aux clubs de foot. Ces sujets ne sont pas restreints et donnent à l’échange un caractère de conversation familière (Traverso, 1996). Leur grand nombre au cours des réunions est essentiel pour la description de celles-ci. Tandis que la réunion et le règlement scout imposent des contenus et des structures déterminés à l’avance, ainsi qu’une hiérarchie sociale, les sujets de conversation permettent de quitter ce cadre et de se libérer du rôle social attribué à chacun (Traverso, 1996 : 229-230). Dans ce sens, ils représentent des « pauses » dans la réunion au sens strict du terme, ou bien constituent une caractéristique particulière des réunions scoutes.

Face aux données, la catégorisation théorique de deux types de sujets et leur distinction ne sont pas toujours évidentes. Cette distinction dépend beaucoup de l’interprétation du contexte. Selon la situation, l’évocation des souvenirs d’un camp peut être considérée soit comme un sujet de conversation dans la mesure où les scouts échangent des expériences communes, soit comme un sujet de travail, au cours d’une discussion sur les installations par exemple. Ou encore, une proposition déplacée dans le contexte ne sera pas considérée comme un sujet de travail, même si elle concerne la vie scoute, si elle n’est pas fructueuse au cours de la recherche d’une solution et n’a été évoquée que dans le but de passer à un autre type d’interaction, tel que la conversation familière.

Une autre difficulté résulte de la division en plusieurs sujets : à quel moment peut-on déclarer un sujet clos, qu’est-ce qui est nécessaire pour pouvoir parler d’un nouveau sujet ? Cette problématique qui a été discutée à plusieurs reprises99 ne sera pas approfondie ici, mais plus tard dans le chapitre 5. Pour le moment, nous nous contentons de mettre l’accent principalement sur le contenu. Ainsi, le découpage a été guidé par le principe qu’un sujet doit contenir un nouvel aspect thématique qui cherche à orienter la conversation dans une nouvelle direction. Cela signifie que, au cours d’une discussion sur les installations par exemple, évoquer un nouveau détail de l’installation (tel que l’échelle ou la table) ne sera pas considéré comme une introduction d’un nouveau sujet de travail. En revanche, si un locuteur évoque le problème des fougères pendant la même discussion, il évoque un nouvel aspect et par conséquent, cela sera considéré comme un nouveau sujet de travail.

Au-delà de ces quelques précautions à prendre, la classification des sujets me paraît très utile afin de caractériser le déroulement des réunions. Dans un premier temps, on constate un schéma général de réunion scoute qui consiste en gros en une alternance de sujets de travail et de sujets de conversation. Ce trait et le taux important des sujets de conversation me semblent remarquables et caractéristiques des réunions scoutes et les différencient d’autres réunions comme les réunions de travail, telles que les définit par exemple Meier (2002), qui sont focalisées sur leur(s) objectif(s) même si elles connaissent des ruptures souvent provoquées par « l’extérieur ». Les sujets de conversation au cours des réunions scoutes ne correspondent pas à ces ruptures ; le fort pourcentage de sujets de conversation donne en fait un caractère complètement différent aux réunions scoutes, prouvant ainsi que la réunion scoute est tout autant le lieu d’une rencontre sociale qui ne suit pas les règles des réunions de travail. Etant donné l’objectif des réunions scoutes qui consiste à « mettre au point les détails qui permettent le fonctionnement de la patrouille » (SUF, 1996 : 101), les sujets de conversation me semblent y occuper une place tout à fait justifiée.

L’analyse des taux des deux types de sujet au cours des six réunions nous révèle une différence intéressante entre une réunion au sens strict du terme et un dîner de patrouille :

Date de la réunion scoute 100 Taux des sujets de travail Taux des sujets de conversation
1 8 novembre 2002 69% 31%
2 17 janvier 2003* 26% 74%
3 16 mai 2003 70% 30%
4 11 octobre 2003 82% 18%
5 27 février 2004* 36% 64%
6 23 avril 2004 48% 52%

Tandis que le taux moyen des sujets de travail est de 67% et celui des sujets de conversation de 33% au cours des réunions stricto sensu, on observe une proportion inverse pour les dîners de patrouille : 31% en moyenne de sujets de travail et 69% en moyenne de sujets de conversation. Ce qui est intéressant, c’est l’observation selon laquelle, à plusieurs reprises au cours d’un dîner de patrouille, un scout réclame que l’on parle des affaires scoutes. Ces réactions montrent que bien qu’il y ait une différence officielle qui se reflète dans la pratique, elle ne semble pas être connue de tous les participants. La tendance à parler des contenus familiers, en dehors du scoutisme, est bien présente dans les données ; néanmoins, à plusieurs reprises, des membres de la patrouille ne comprennent pas pourquoi les sujets scouts sont mis de côté.

Il faut pourtant se demander pour quelles raisons il y a des différences de contenu entre un dîner de patrouille et une réunion scoute, si cette différence semble inconnue à plusieurs participants concernés. La réponse me paraît assez simple ; elle tient selon moi au système hiérarchique. Une personne est responsable du déroulement de la réunion et décide des sujets officiels101 : le CP. Etant donné cette responsabilité, son comportement est décisif pour le déroulement de la réunion : à lui d’inscrire les sujets à l’ordre du jour, d’arriver à s’imposer lui-même ainsi que ses sujets ou de préférer rester discret et laisser se dérouler la conversation sans intervenir. Ainsi s’explique la quasi égalité des taux des sujets de travail et des sujets de conversation le 23 avril 2004. Outre le plan des installations du camp, il n’y a qu’un sujet officiel : trouver un dessin pour le t-shirt du camp. Faute de propositions, ce sujet est, à chaque fois qu’il est évoqué, vite abandonné : cela montre que si le CP n’arrive pas à imposer des sujets de travail, des sujets de conversation risquent de prendre leur place.

En résumé, l’analyse du déroulement thématique souligne deux particularités des réunions scoutes. Premièrement, la répartition différente des sujets révèle la différence entre les deux types de réunions scoutes. Deuxièmement, la spécificité de l’alternance de sujets de travail et de sujets de conversation semble correspondre à une alternance des types d’interaction. Le corps des réunions scoutes témoigne par son contenu d’une divergence importante par rapport à d’autres données du même type d’interaction. Cela souligne le caractère flou de la notion de réunion.

Notes
99.

Voir par exemple les travaux de Berthoud & Mondada (1995), Button & Casey (1984), Covelli & Murray (1980), Crow (2004) et Sitri (2003).

100.

Les dates marquées par un astérisque étaient officiellement des dîners de patrouille.

101.

Un sujet officiel ne correspond pas forcément à un sujet de travail ; même si tous les sujets officiels d’une réunion sont des sujets de travail, ils se caractérisent par le fait qu’ils ont été choisis à l’avance par le CP afin d’être discutés en réunion. Il peut y avoir d’autres sujets de travail, évoqués par tous les membres de la patrouille au cours de la réunion.