Le paradoxe de l’observateur

Le sociolinguiste Labov a été le premier à attirer l’attention sur le problème du chercheur qui essaie « de découvrir comment les gens parlent quand on ne les observe pas » (1976 : 289). Il a lui-même surmonté cette difficulté dans son étude sur le vernaculaire à Harlem par une observation à l’intérieur du groupe : les enquêteurs se joignent aux membres du groupe afin d’influencer les interactions le moins possible. Ainsi le statut de l’observateur est réduit à un minimum et les données gardent un maximum de leur authenticité.

A sa suite, Deppermann n’a pas seulement décrit avec beaucoup de soin les exigences et la procédure à suivre lors de la saisie des données, il a également dédramatisé le problème du « paradoxe de l’observateur » (2001 : 25). D’après lui, l’essentiel est d’établir des données qui permettent le mieux de répondre à la question de recherche. Ainsi la méthode de l’enregistrement doit s’adapter entièrement aux objectifs de l’étude. Concernant l’authenticité, Deppermann ajoute qu’il n’existe pas de perception neutre d’une interaction verbale. Les participants ne sont pas sensibles aux mêmes détails et éprouvent l’interaction de manières différentes. Ces nuances ne peuvent pas être perçues par un enregistrement audio.

Le plus grand problème dans mon cas, c’était que, a priori, ma présence parmi le groupe de scouts était parfaitement artificielle : j’étais étrangère, presque deux fois plus âgée qu’eux, protestante, et non catholique, sans aucune expérience du scoutisme et la seule femme du groupe ! J’aurais difficilement pu être plus différente d’eux. Paradoxalement, c’est peut-être pour cette raison qu’ils m’ont acceptée. Comme il était évident que je jouais un rôle à part, il était possible de trouver une place dans le groupe. En outre, comme me l’ont rapporté certains parents, mon intérêt et mon engagement m’auraient permis d’être acceptée et intégrée dans le groupe plus facilement.

En réalité, ma présence n’est devenue « normale » que petit à petit. Par exemple, pendant la première réunion, le CP a hésité entre vouvoiement et tutoiement, bien que ce soit celui qui me connaisse le mieux et qu’il m’ait rencontrée et tutoyée une semaine plus tôt lors du week-end de troupe. Heureusement, il ne m’a vouvoyée qu’une seule fois, puis est passé au tutoiement. Mais son hésitation prouve que mon intégration était loin d’être évidente au début. Il fallait que je trouve ma place dans le groupe. Lors de la première réunion, on m’a accordée le rôle d’arbitre pendant que les scouts déchiffraient le vigenère :

Extrait n°1 (8-11-2002 : l. 475) :

1 Al: Ellen fait l’arbitre (rit)

Même si le rôle d’arbitre ne se réfère qu’à un moment de jeu, il caractérise bien mon statut dans le groupe : sans faire partie de l’équipe, je ne suis pourtant pas entièrement exclue.

A mesure que je participais à leur vie, les scouts m’ont fait sentir que ma présence ne dérangeait pas et que j’étais même intégrée. L’extrait suivant a été enregistré lors de la première année de ma participation :

Extrait n°2 (16-5-2003 : l. 2860) :

1 X : tu viens avec nous au camp et tu nous le fais

L’invitation de Xochiel n’est certainement pas sérieuse ; elle vient à un moment où les scouts réfléchissent au dîner du concu, ils suggèrent donc que je vienne les aider. Même si ma participation au camp d’été n’était pas envisageable à ce moment-là107, l’idée même contribue à m’intégrer au groupe.

La meilleure preuve de mon intégration dans la troupe a été plutôt indirecte et physiquement douloureuse. Dès le début, je participais aux différents jeux lors des week-ends et des camps. Une des activités sportives que les scouts pratiquent à chaque fois, quel que soit le temps, est la sioule, le rugby scout où tous les coups sont permis. Tandis qu’au début de ma participation, je pouvais être sûre que, lorsque j’étais en possession du ballon, personne n’oserait m’attaquer pour me l’enlever, à la fin de la première année, les scouts avaient perdu leur timidité et je n’étais plus à l’abri de leurs coups !

Les scouts se sont donc habitués à ma participation au cours des deux années. L’extrait suivant montre en outre l’ambiance décontractée qui m’a permis cet accueil facile :

Extrait n°3 (27-2-2004 : l. 2077-2085)108 :

1 B : et en fait elle vient à toutes les réunions euh pour faire quoi/ bah après elle fait un résumé/
2 Q : non non c’est un gâteau au yaourt
3 M : oui oui elle écrit tout là
4 B : elle fait un dialogue après
5 M : en fait
6 B : c’est un film/ ça passe à Hollywood/
7 M : non non mais le truc c’est
8 B : je prends des droits d’auteurs fais gaffe
9 C : vous pensez quoi de Nicolas

Cela peut paraître étonnant que Benjamin ne semble pas au courant de mon projet (1), car j’avais évidemment demandé la permission et le CP et moi avions informé la patrouille de mon projet au début de l’année. On peut certes trouver quelques raisons : soit nos explications n’étaient pas claires ou pas suffisantes, soit Benjamin ne m’a pas comprise, et n’a peut-être pas osé demander puisqu’il était nouveau parmi les scouts. Quoi qu’il en soit, ce que je veux souligner dans cet extrait, c’est la façon dont Benjamin pose la question, insiste tout d’abord, puis semble ne plus y accorder d’intérêt : au moment où Maxime veut commencer à lui expliquer en détail mon projet, Benjamin tourne sa propre question en dérision et met ainsi fin à la tentative de donner une explication sérieuse (5, 7). Son intérêt semble en réalité limité, comme l’est celui des autres : Quilien continue à servir tranquillement son gâteau (2), tandis que Corentin aborde un autre sujet (9).109

De cet extrait je tire deux conclusions importantes : premièrement, comme je l’ai déjà indiqué plus haut, mon projet est resté assez vague pendant le temps de ma participation. Les scouts savaient que j’enregistrais leurs réunions, mais l’objectif de faire une thèse de linguistique a dû leur rester obscur. Deuxièmement, cette incertitude n’a pas empêché que je sois bien accueillie et intégrée. Sans se poser beaucoup de questions, les scouts ont accepté ma présence.

Notes
107.

Que je sois passée deux fois finalement s’explique d’un côté par le fait que le camp avait lieu à moins de deux heures de Lyon et d’un autre côté par les liens amicaux qui se sont créés au cours de l’année.

108.

Pendant cet échange, j’étais partie à la cuisine.

109.

Cela est moins étonnant quand on considère leur comportement pendant toute la réunion : ils agissent vite, changent rapidement de sujet et s’amusent en faisant des blagues et des remarques ironiques.