La présence du magnétophone

Outre la présence d’une personne étrangère, mon travail nécessitait également l’utilisation d’un petit dictaphone, équipé d’un micro cravate fixé sur un verre posé au milieu de la table. Encore une fois, les scouts ont été très ouverts et « détendus », il n’y a eu aucune protestation.110

En comparant les réunions enregistrées avec d’autres situations qui se sont déroulées sans magnétophone, je suis convaincue que la présence d’un magnétophone n’a que très peu influencé les interactions. Par exemple, la présence de l’appareil n’a pas empêché certains scouts de critiquer ouvertement des personnes dont ils savaient que je les connaissais bien.

Malgré l’obligation de poser l’appareil au milieu de la table, sa taille discrète et le fait que les scouts étaient d’abord préoccupés par leurs affaires ont permis, il me semble, d’obtenir des données aussi authentiques qu’on puisse les souhaiter dans un pareil cas. Il est arrivé plusieurs fois que tout le groupe, moi incluse, soit si absorbé par la discussion que personne ne s’était rendu compte que l’appareil s’était éteint et qu’il aurait fallu changer de face. Certes, à certains moments, notamment quand la conversation était moins fluide, le magnétophone est devenu sujet de conversation. Ce n’est pourtant pas à cause de l’enregistrement qu’il a été thématisé, mais de l’intérêt suscité pour l’appareil technique.

Au cours de la deuxième année, le fait que les réunions sont enregistrées revient plus souvent dans les conversations. Premièrement, il est fait plusieurs fois mention de l’enregistrement après que quelqu’un a fait une remarque critique :

Extrait n°1 (11-10-2003 : l. 2046-2049) :

1 Q : non mais elle avait déjà dit que ça passait pas aux chefs
2 E : ça n’a rien à avoir avec les chefs
3 An: heureusement d’ailleurs
4   [rires]

Avant l’extrait cité, Anatole critique en effet les chefs ; Corentin lui rappelle alors que la discussion est enregistrée. Mais l’avertissement est tout de suite atténué par Quilien qui souligne que leurs conversations enregistrées ne seront pas communiquées aux chefs. Les scouts savaient que mon projet resterait confidentiel malgré mes liens d’amitié avec les chefs. La réaction d’Anatole (3) et le rire des autres (4) ainsi que le fait qu’ils ont régulièrement continué à parler de leurs chefs, prouvent que l’enregistrement n’a nullement empêché ce genre de sujet de conversation. A un autre moment, Quilien évoque l’enregistrement alors que les scouts sont en train de se moquer des directives des chefs :

Extrait n°2 (27-2-2004 : l. 1629-1630) :

1 Q : il y a tout l’entretien qui est sur écoute de toute façon
2 An: (rit)

La remarque de Quilien (1) est entièrement humoristique. De cette manière, elle renforce la critique et suggère qu’il y a des preuves irréfutables d’un manque de discipline. Mais le rire qui suit prouve le caractère taquin de sa remarque qui ne contient aucune menace ou méchanceté.

Lors de la troisième réunion de la deuxième année, le fait d’évoquer l’appareil d’enregistrement fonctionne comme un appel, purement rhétorique, à la discipline :

Extrait n°3 (23-4-2004 : l. 1319) :

1 M : fais gaffe à ce que tu dis ça enregistre

Pour résumer, je dirais que le magnétophone a eu très peu d’influence sur les échanges verbaux. Il n’a pas interrompu le débit de la conversation, ni (manifestement) intimidé les locuteurs. A chaque fois que le magnétophone devient sujet de conversation, c’est qu’il sert soit d’objet pour relancer une conversation hésitante, soit de fausse menace afin de discipliner, sur le ton de la plaisanterie, des scouts « rebelles ». Comme les extraits cités dans ce passage sont en fait les seules occurrences où le magnétophone est mentionné, on peut dire que, en général, l’enregistrement s’est déroulé de façon très discrète sans fausser l’authenticité des échanges.

Notes
110.

Je n’approfondirai pas ici la question de l’influence de la hiérarchie sur le comportement des scouts, c’est-à-dire la question de savoir si la patrouille m’a acceptée parce que le CP était au courant et que les autres membres n’ont pas à protester contre l’avis du CP. Même si la hiérarchie joue un rôle important (voir chapitre 4, L’exemple de la hiérarchie), elle n’empêche pourtant pas les scouts de s’exprimer et de critiquer des personnes ou des situations.