Raconter de vieilles histoires : un moyen de susciter la cohésion du groupe

L’exemple du mât a montré comment la solidarité est entretenue par les scouts qui font appel à des souvenirs communs en mettant en valeur leurs performances. Une façon particulière de faire allusion à cette histoire commune consiste à relater des anecdotes (Georgakopoulou, 2003).

Raconter des épisodes de la vie scoute vise à faire revivre les aventures vécues ensemble dans le but de susciter un sentiment de cohésion. La valeur de la narration réside moins dans son degré de vérité que dans sa fonction phatique (Löffler, 1994 : 47) même si le degré de fiction d’une narration connaît des limites, comme le précise Stempel :

‘Ce qui est décisif dans la narration conversationnelle c’est la nature de l’activité langagière prédominante [de rang supérieur] qui accomplit l’interaction directe en cours. C’est elle qui règle en premier lieu la possibilité, l’étendue et la forme du discours fictionnel dans le cadre d’une reconstruction de l’expérience vécue, sous réserve que la fiction (….) doit passer le contrôle de vraisemblance.117 (1980 : 395)’

Non seulement l’anecdote relatée par Maxime dans l’extrait suivant est tout à fait vraisemblable, mais elle se réfère en plus directement à des incidents vécus ensemble pendant le camp d’été. Officiellement, Maxime évoque les paris que les scouts ont engagés ; officieusement, les garçons parlent des filles.

Extrait n°1 (16-5-2003 : l. 1761-1798) :

Même si l’anecdote est censée prouver leur courage et leur audace de scouts, elle témoigne surtout de leur timidité face à l’autre sexe. Par conséquent, leur discours trahit leur manque d’assurance devant un sujet qui les gêne manifestement. Ce manque d’assurance se traduit par de nombreuses hésitations. Par exemple, le rythme sur lequel Maxime se met à raconter l’histoire des paris est plus marqué par un staccato que par une fluidité. Il enchaîne des syntagmes selon le modèle de la parataxe. La cohérence est pourtant assurée grâce à une très grande quantité de marqueurs qui attestent la structure des énoncés (en fait, et puis, et donc, après, enfin, du coup). Ces marqueurs témoignent en même temps de l’incertitude du locuteur, impression renforcée par de multiples répétitions :

l.7 : oui on s’était changé et puis em et puis voilà et puis il y avait des filles comme ça et puis

Il n’est guère surprenant que l’énoncé dans lequel Maxime évoque les filles pour la première fois soit le meilleur exemple des manifestations linguistiques de son hésitation. Le terme même de filles est tout de suite commenté et relativisé par la formule « comme ça » (7). Sa façon de parler donne l’impression que Maxime préférerait éviter le sujet. Il lui faut répéter à trois reprises le marqueur et puis avant d’exprimer la présence des filles. Ensuite, au lieu de donner plus de détails, il se cache derrière les marqueurs censés dépeindre la situation. Afin d’éviter les détails gênants, les marqueurs tels que « comme ça, puis voilà, et tout » permettent de faire allusion aux événements sans s’étendre davantage.

Une autre stratégie qui permet d’esquiver l’enjeu véritable de l’épisode consiste à s’attarder sur des précisions qui portent sur d’autres circonstances. Après avoir annoncé un mythe (1), Maxime fait des digressions sur toutes sortes de détails divergents : il parle du raid de la patrouille, des rangs de scouts, du pari, du bal du 14 juillet, pour lequel ils ont quitté leur uniforme118, il évoque des filles, puis il explique une deuxième fois le pari engagé plus en détails. Mais, face à l’impatience de l’auditrice d’entendre la chute de l’histoire (17), Maxime doit avouer que rien ne s’est passé en réalité (18). De nouveau, sa triple reformulation révèle son malaise, car il n’a pas pu répondre aux attentes qu’il avait éveillées en annonçant qu’il allait raconter un mythe.

Par conséquent, il essaie de se rattraper par une deuxième anecdote (18). Celle-ci est présentée de façon similaire à la première. Au lieu de mettre l’accent sur leur prise de contact avec les filles, les garçons insistent sur le pari (21), les rangs de scouts (30) et sur le type d’appareil photo (36). Dans cette logique, Maxime termine l’histoire en constatant que le pari a été gagné (38). La timidité des scouts vis-à-vis des filles ne s’exprime pas seulement par le fait qu’ils évitent d’en parler, mais aussi par la façon dont ils s’y réfèrent. Leur pari qui divise les filles en deux catégories, « des filles super belles et des filles super laides » (26), démontre la distance entre eux et les filles. Etant limitées à leur apparence, celles-ci se trouvent classées comme une chose très abstraite. De plus, le simple fait que les scouts se motivent mutuellement à travers un pari pour s’approcher des filles souligne une timidité réelle.

En ce qui concerne la syntaxe des énoncés, nous avons déjà constaté que ceux-ci sont constitués d’unités de syntagmes enchaînés selon le modèle de la parataxe dans des énoncés plus longs. Une autre particularité me semble être leur façon de raconter l’histoire dans une sorte de co-production. Ce que j’appelle co-production se manifeste essentiellement par deux éléments : premièrement, les scouts ont tendance à répéter des syntagmes qui viennent d’être exprimés (6/7 ; 19/20 ; 24/25). Deuxièmement, il arrive qu’un locuteur termine l’énoncé commencé par un autre (25/26). Ainsi l’histoire est racontée à plusieurs, chaque scout ajoutant des détails. De cette façon, en dehors du fait que rappeler les aventures vécues ensemble entretient la cohésion du groupe, le processus de narration lui-même contribue à l’identité de groupe.119

Quant au contenu de l’anecdote, les scouts semblent avoir conscience de leur manque d’assurance et de leur timidité vis-à-vis des filles, que les deux épisodes racontés trahissent. Par conséquent, quelques instants plus tard, le sujet est repris dans le but de souligner leur courage, une façon de sauver la face du groupe.

Extrait n°2 (16-5-2003 : l. 1830-1842) :

1 X : j’sais pas on est allé voir où était la tente des Allemandes en fait
2 M : ah mais nous on y est allé le soir je me rappelle on y est on était mort de rire on est retourné il était onze heures du soir et puis (.)
3 X : non mais tu sais (…)
4 M : on les a appelées comme ça (.) et elles étaient elles étaient dans leur tente et tout on voulait les voir pour pour aller dans un bar après (.) comme ça quoi juste comme ça
5   [rires]
6 M : et et et et on commençait à les appeler et tout et il y avait pas de bruit et puis après on était après on était mort de rire et on a commencé à s’approcher de la tente (.) et puis à faire à faire du bruit et tout exprès quoi (.) et pour leur faire peur (.) et puis on les a ouhouhouh vous êtes là comme ça quoi
7 E : et
8 M : et puis après on a fait bouger la tente et puis on a vu que ça commençait à bouger à l’intérieur (.) et puis après sortir leur tête et puis elles ont crié et tout on est par- on a fait style on partait
9   [rires]
10 M : et après le mieux c’est (.) après on est revenu on s’est posé et puis on a attendu tu sais petits bruits tu sais (rit) des bruits des cons quoi non le pire on était mort de rire tu sais et puis on faisait des bruits comme ça tu sais la femme elle est sortie tu sais elle était en elle était (rit) elle était même pas habillée tu sais et comme ça tu sais le X vous voulez boire et tout et puis j’ai dit non non on boit pas comme ça elle est sortie tu sais c’était l’Allemande quoi (.) elle est rerentrée tu sais et i y a la femme elle elle avait trop peur quoi (.) et nous on était trop mort quoi (.) tu sais on voulait juste aller boire un coup avec elle quoi
11   [sonnerie]
12 M : mais les femmes mais hoihoi (.) mais style on allait les tuer quoi
13   [sonnerie]

Maxime relate la suite des événements dans le but de montrer l’audace des garçons vis-à-vis des filles. Cette fois-ci, Maxime insiste sur leur détachement et leur supériorité en répétant quatre fois qu’ils étaient « morts de rire » (2, 6, 10), ce qu’il souligne par ses propres rires qui interrompent son énoncé. En même temps il insiste sur leur innocence : « comme ça quoi juste comme ça » (4).

A mesure qu’il décrit leurs avances, il souligne la timidité et la peur des filles. Pour cela, il emploie des structures parallèles qui renforcent l’impression des comportements opposés. Il y arrive premièrement sur le plan syntaxique (elle avait trop peur quoi et nous on était trop mort quoi, 10) et deuxièmement par rapport au contenu : tandis que les garçons se trouvent à l’extérieur, les filles sont déjà couchées dans leur tente, eux font des « bruits de cons », elles crient (10). Son résumé souligne l’impression qu’il tente de produire. Les scouts trouvent très normal de demander aux filles de sortir, mais la timidité des filles empêche la prise de contact :

l. 10/12 on voulait juste aller boire un coup avec elles quoi (…) mais les femmes mais hoihoi mais style on allait les tuer quoi

Encouragé par le rire des garçons (5, 9), Maxime fait des efforts pour raconter l’histoire d’une manière alerte qui encourage les autres à suivre et à s’imaginer la scène :

Tous ces moyens langagiers peuvent être interprétés comme des stratégies typiques de ce que Koch & Österreicher (1990) appellent langue de proximité (Nähesprache). Elle se caractérise par une spontanéité qui a pour conséquence une organisation extensive et linéaire avec des formulations « incomplètes » et de la parataxe. De plus, le discours se distingue par une très faible densité de contenu (1990 : 11). Ces caractéristiques langagières s’expliquent par les circonstances communicatives (Kommunikationsbedingungen, 12) qui sont dominées dans notre cas par la spontanéité et la familiarité entre les interlocuteurs, mais surtout par la volonté d’intégrer l’histoire racontée dans le contexte de la conversation. En racontant son anecdote, Maxime poursuit une stratégie précise : prouver la supériorité des garçons sur les filles. Pourtant, même si Maxime a montré par le troisième épisode que c’était la gêne injustifiée des filles qui a rendu une rencontre impossible, le résultat reste le même : ils ne sont pas entrés en contact avec elles.

Malgré cet échec, ce sujet de conversation reste important et semble avoir plutôt une fonction sociale à l’intérieur du groupe : le but des anecdotes est d’abord d’évoquer des souvenirs de patrouille. En se rappelant leurs aventures, les garçons mettent la vie de patrouille en valeur et renforcent finalement la cohésion et la solidarité du groupe. Qu’ils s’encouragent à aborder des filles inconnues a surtout une importance inhérente au groupe. Loin d’admettre leur propre timidité, ils mettent l’accent sur autre chose (le pari, l’appareil numérique), ou insistent sur la timidité des filles. Ainsi ils ne se persuadent pas seulement mutuellement de leur succès vis-à-vis des filles, mais cultivent leur mémoire commune, une mémoire qui respecte moins l’objectivité qu’elle ne vise à constituer un groupe solidaire.

Notes
117.

C’est moi qui traduis: « Was in der konversationnellen Erzählung dagegen den Ausschlag gibt, ist die Art der übergeordneten Sprechhandlung, die die aktuelle, direkte Interaktion vollzieht. Diese ist es, die zuallererst Möglichkeit, Ausmaß und Form der fiktionalen Rede im Rahmen von Erfahrungsverarbeitung regelt mit der Einschränkung freilich, dass die Fingierung, zumindest für sich genommen, die lebensweltlich orientierte Wahrscheinlichkeitskontrolle bestehen muss. »

118.

Cette précision selon laquelle les scouts se sont changés avant d’aller au bal confirme le lien entre uniforme et identité scoute qui a été analysé auparavant, voir ce chapitre 4, L’identification explicite.

119.

Voir aussi le travail de Müller sur les structures de participation et structures syntaxiques dans la conversation à plusieurs participants dans lequel il montre « l’organisation ‘concertée’ ou ‘orchestrée’ d’une co-participation polyphonique » (1995 : 339).

120.

Cette fonction du marqueur quoi correspond à des fonctions d’insistance et de conclusion telles que les décrivent Hölker (1985) et Chanet (2001).