La pression du groupe

La force de la cohésion devient d’autant plus évidente au moment où un membre semble s’éloigner de la patrouille. Dans ce cas, il s’expose à une forte pression de la part du groupe. L’extrait suivant montre une telle situation. Un membre de la patrouille, Anatole, annonce aux autres son intention de ne pas rester pendant les trois semaines entières de camp, car il prévoit des vacances avec des amis. Cette préférence accordée à ses projets individuels sur le camp scout, qui est en fait le moment le plus important de l’année scoute, provoque de vives réactions.

Extrait n°1 (16-5-2003 : l. 642-661) :

1 An: non mais franchement je sais pas si je vais y aller je pars en vacances trois semai:nes et voilà j’ai euh
2 Al: y avait une rivière en fait pour se laver
3 X : ah oui oui la première année c’était le camp trop bien on a on a gagné
4 M : t’es scout (.) tu t’engages avec tu viens toute l’année si si tu ne viens pas au camp c’est con ça
5 Al: tu tu viens pas au camp/ pourquoi tu viens pas au camp\
6 An: non si je viens au camp mais peut-être je partirai une semaine en avance un truc comme ça parce que je je je je pars en vacances
7 Al: bah oui mais nous aussi on part tous en vacances
8 M : on part tous en vacances mais
9 Al: nor- normalement tu devrais=
10 M : =nous aussi ça nous nique nos vacances
11 An: je veux dire je je je p- je pp- je passe voir des potes que j’ai pas vus depuis longtemps
12 Al: non mais même c’est pas une raison t’sais les scouts
13 M : c’est partout pareil tu sais
14 X : c’est bon je suis au scout et tout
15 M : tu es scout t’sais t’es avec des potes
16 An: XXX ils sont pas dans le genre franchement
17 Al: non mais ça passera pas quoi
18 M : non mais c’est pas la question t’sais
19 Al: t’sais tes vacances tu les organises en fonction des scouts quoi t’as des scouts et puis=
20 M : =t’es inscrit aux scouts c’est d- (.) ça passe un peu en premier quoi

Pendant toute la discussion, Anatole se retrouve isolé face aux autres membres de la patrouille. Tandis que son comportement trahit son manque d’assurance, les autres manifestent d’abord de l’étonnement, puis de l’indignation.

En ce qui concerne la distribution des tours de parole, nous constatons que, une fois que le problème est compris par tout le monde (1-5), tous les énoncés s’adressent à Anatole qui, lui, doit prendre sa défense. En outre, l’isolement d’Anatole s’exprime par le fait que, d’un côté, tous les garçons s’adressent explicitement à lui (tu, 4, 5, 15, 19, 20) et que de l’autre, ils se réfèrent à eux-mêmes en tant que groupe dont Anatole se trouve exclu (nous, 7, 10).

La conséquence est un manque d’assurance chez Anatole, perceptible entre autres par une participation hésitante. Outre le fait qu’il ne prononce que trois énoncés pendant tout l’échange bien qu’il soit au centre du débat, ses énoncés mêmes trahissent son malaise. Tout d’abord, il essaie de corriger le reproche qu’on lui fait. Il le fait d’ailleurs en reprenant la formulation du reproche (5, 6). Il tente d’apaiser la situation à l’aide d’expressions censées relativiser son intention : « peut-être », « un truc comme ça » (6). Ses multiples répétitions (6, 11) révèlent autant son embarras que l’introduction de sa deuxième réaction par « je veux dire » (11). Son trouble ne l’empêche pourtant pas de prendre sa propre défense au moment où les autres scouts l’attaquent (16). Avant d’approfondir l’analyse de cet énoncé par lequel Anatole réagit aux remontrances des autres, je voudrais examiner de plus près le comportement de ces derniers.

Comme je l’ai déjà indiqué, les autres membres de la patrouille sont tout d’abord étonnés. Ainsi Alexandre réagit en demandant à Anatole une confirmation et une explication (5). Une fois de plus, nous constatons qu’un locuteur répète une formulation qui vient d’être exprimée (tu ne viens pas au camp, 4). Ce qui est d’autant plus remarquable, c’est qu’Alexandre la répète deux fois, sans grandes modifications, mais en changeant d’intonation. La première fois, celle-ci est montante, ce qui indique de l’étonnement et de l’intérêt ; la deuxième fois, l’intonation est descendante et Alexandre ajoute l’adverbe interrogatif « pourquoi ». Ces deux modifications font que son deuxième énoncé prend un ton de reproche. Après la première justification d’Anatole (6), les autres essaient de dévaloriser son argument. Sans chercher des explications éloignées, ils répètent tout simplement son prétexte en soulignant qu’il n’est pas acceptable (7, 8). Etant donné le peu de contenu, les scouts mettent la pression sur Anatole en réagissant d’une façon rapide, claire et à plusieurs voix, c’est-à-dire en se soutenant mutuellement (7-10).

Au moment où Anatole évoque le mot « potes » (11) qu’il oppose ainsi déjà implicitement aux scouts avant d’expliciter cette différence (16), la réaction des autres gagne en ferveur. Désormais, ils insistent sur leur identité scoute ; le mot scout apparaît dans presque chaque énoncé (12, 14, 15, 19, 20). Ils corrigent son attitude en précisant que les scouts équivalent à des amis (15). En lui rappelant sa propre identité scoute (15, 20) et ses devoirs de scouts, ils essaient de faire pression sur lui. La façon dont ils formulent leurs énoncés ne laisse aucun doute sur l’importance qu’ils accordent au scoutisme (19, 20). Encore une fois, deux scouts se complètent et se soutiennent dans la mesure où l’un continue l’argument que l’autre a commencé. Même si le deuxième locuteur se contente de reprendre une formulation (17, 18) ou une idée (19, 20), le fait que deux ou plusieurs personnes différentes s’adressent à Anatole permet d’accroître la pression que ce dernier doit ressentir.