Leur perception des autres jeunes

Afin de se démarquer, les groupes de jeunes se réfèrent souvent à des stéréotypes (Deppermann & Schmidt, 2003 : 49). Ces catégories simplistes permettent aux jeunes de se positionner et de se valoriser. Selon Deppermann et Schmidt, les stéréotypes témoignent souvent « d’une forme d’agir non conforme à la norme » (Gegenbild normgerechten Handelns, 2003 : 49). Selon les auteurs, le classement par stéréotypes est moins motivé par des intentions malveillantes que par une volonté de valoriser son propre groupe. La dévalorisation des autres par le biais des stéréotypes épargne au groupe de jeunes une auto-valorisation trop explicite et évidente qui serait certainement moins convaincante.

La pratique consistant à se référer à des stéréotypes afin de dévaloriser d’autres jeunes est aussi employée par les scouts. Dans l’extrait suivant, par exemple, les garçons se montrent très méprisants vis-à-vis de jeunes issus de milieux moins privilégiés. La discussion est déclenchée par un petit malentendu linguistique. Alors que les garçons parlent de coca-cola, Anatole essaie de prononcer le nom de la boisson à l’anglaise, ce qui correspondrait à [koʊk]. En réalité, la prononciation d’Anatole [kɔq] ressemble à celle de la forme abrégée du mot cocaïne. Les autres scouts se montrent d’abord étonnés, comme s’ils doutaient de l’intention d’Anatole (4-7). Finalement, Xochiel résout le malentendu en expliquant le lien entre la façon de prononcer d’Anatole et la drogue (7). Cette allusion à la cocaïne incite le groupe à parler d’autres jeunes qu’ils caractérisent de façon très dépréciative :

Extrait n°1 (17-1-2003 : l. 825-886) :

1 X : il a déjà du coca
2   [rires]
3 An: en plus je préfère le coke (.) franchement
4 M : le coke
5 X : le coke
6 M : le coke
7 X : le coke c’est un peu de la cocaïne mais bon
8 Al: voilà
9   [p.3s]
10 M : ss j’suis une caille
11 X : attention je suis une caille j’habite à la Croix-Rousse et tout
12 M : oui je connais des gens
13 An: (rit) et en plus
14 X : t’en veux/
15 An: et en plus déjà le coke à mon avis les les cailles ils savent pas dire coke (.) à mon avis ils savent dire ça en arabe mais ils savent pas dire ça en e:n anglais
16 X : bah c’est pas les les cailles c’est pas tous des Arabes
17 An: (rit) no:n
18 M : la preuve
19 An: la plupart des Arabes c’est des cailles
20   [p.3s]
21 An: qu’est-ce qu’il y a/ n’importe quoi/
22 X : ( rit ) c’est des blacks
23 An: comment/
24 X : non mais je déconne je ne pense pas ça
25 Al: (…) alors
26 X : bah si franchement
27 An: non mais (p.3s) non mais le truc que cent pour cent des Arabes c’est des cailles
28 X : non mais franchement euh&
29 An: et soixante quinze
30 X : &les arabes ce sont pas tous des cailles
31 Al: non non euh tous les arabes sont pas des cailles euh c’est pas vrai
32 M : c’est faux
33 X : trop pas
34 M : c’est vrai mais c’est faux
35 Al: c’est pas du tout vrai ça
36 An: c’est vrai mais c’est faux=
37 M : =ça dépend où tu vas en fait
38 X : eu:h de toute façon
39 M : si tu vas dans le deuxième tu peux voir des Arabes c’est des gars très bien
40 X : eu:h Charlemagne c’est le deuxième hein/
41 M : euh oui (.) oui je crois
42 X : ça va il y a un peu des racailles là-bas
43 M : il y un peu de tout
44 X : il y a un peu de tout mais eu:h (.)
45 An: mais surtout des racailles
46 X : un peu des racailles
47 M : il n’y a pas que des racailles c’est homogène c’est homogène
48 X : oui c’est vrai
49 An: (tousse)
50 M : on dirait qu’y a une la part des racailles est plus importante que que celle de de gars sympas quoi=
51 An: =arrête un peu tu sais sur la Croix Rousse t’en as un peu de racailles euh
52 Ar: tu veux du jambon/
53 X : bah non non
54 An: non mais on dit qu’à la Croix Rousse y en a pas mais y en a pas mal/ euh
55 M : y en a partout
56 An: moi j’ai habité un quartier avec des racailles
57 X : c’est normal
58   [.]
59 X : à part place Bellecour
60 An: c’est vrai/
61 M : à la place Bellecour ça irait\ il y a il y a=
62 X : =les gens qui habitent place Bellecour à mon avis c’est pas trop des racailles ça normalement

Dans cet extrait, nous retrouvons plusieurs stratégies verbales qui permettent aux scouts de se positionner par rapport à d’autres jeunes : ils imitent leur façon de parler, ils les désignent par des substantifs dévalorisants et marquent leur différence en évoquant les quartiers où ces jeunes habitent. Suite à la prononciation équivoque d’Anatole et à l’évocation du mot cocaïne, les scouts se mettent à imiter l’intonation et la façon de parler des jeunes issus de l’immigration (10-13). Ils emploient notamment des formulations qu’ils attribuent au langage de ces jeunes, par exemple « attention » (11) ou « je connais des gens » (12) et terminent leur phrase par « et tout » (11).

Bien qu’Auer et Dirim (2003) aient montré que l’imitation d’un ghetto code n’a pas a priori de fonction péjorative mais qu’elle peut avoir des fonctions sociales diverses, ici l’imitation de l’intonation et des structures phrastiques (10-12) qui sont accordées aux jeunes d’origine maghrébine, a clairement pour but de mépriser ces jeunes et de creuser ainsi un écart entre ceux-ci et les scouts. Cette dévalorisation est soulignée par le terme « caille ». D’après Goudailler (1997), cette expression est soit une aphérèse du mot racaille, soit une apocope de caillera qui signifie racaille en verlan (1997 : 61). A l’origine, le terme péjoratif de racaille désigne « la partie du peuple la plus pauvre, considérée comme la plus méprisable » (Trésor de la langue française). Ensuite il a été employé par les jeunes pour se désigner eux-mêmes (Goudailler, 1997 : 61). Depuis que Nicolas Sarkozy, encore ministre de l’intérieur, a utilisé ce terme pour dénommer des jeunes délinquants dans les cités, ce terme a suscité beaucoup d’intérêt et de très nombreux débats. Un site internet consacré à ce « groupe social » a même été créé.122

Malgré la connotation péjorative du terme caille, sa signification dans notre extrait reste assez vague jusqu’au moment où le terme caille est associé à des « Arabes » (15), puis à des « blacks » (22). Même si dans la suite de l’échange les scouts tentent de corriger la comparaison entre racailles et Arabes (16-36), ces tentatives n’effacent pas l’écart créé entre eux et ces groupes respectifs. Comme l’ont constaté Deppermann et Schmidt (2003 : 30), le choix de substantifs désignant les groupes sociaux crée des catégories d’identité. Le fait de dévaloriser d’autres jeunes contribuent de la même façon à susciter une cohésion de groupe chez les scouts qui veulent se démarquer des autres jeunes.

Cet effet est renforcé par les efforts des scouts pour préciser l’endroit où habitent les (ra)cailles (37-62). Cette localisation ne souligne pas seulement la catégorie d’identité créée, elle accroît surtout l’écart entre les scouts et ceux qu’ils appellent les « cailles ». Car même si Anatole avoue qu’il habite « un quartier avec des racailles » (56), l’accent est mis finalement sur le fait que, là où habitent la plupart des scouts, il n’y a « pas trop des racailles » (62).

Concernant la question de l’identité de groupe, nous observons donc que les scouts, indépendamment de leur attitude raciste, sont mus par le souci constant de dénoncer ce qui ne correspond pas à leur conception du monde. Le mépris qu’ils ont pour les autres leur permet de se faire eux-mêmes valoir. A aucun moment, les scouts ne mentionnent qu’il s’agit de jeunes de leur âge. Tout point commun, toute éventuelle ressemblance semblent exclus a priori, ce qui souligne à quel point les scouts s’estiment différents et éloignés de ceux qu’ils méprisent.

Notes
122.

http://vivelesracailles.free.fr