D’un autre côté, les scouts se sentent appartenir à un milieu particulier. De la même façon qu’ils sont soucieux de se démarquer de certains milieux sociaux, ils ne manquent pas en effet de souligner leur appartenance au milieu bourgeois.
Dans l’extrait suivant, cette attitude s’exprime de manière très explicite : au cours de la soirée, les garçons évoquent l’appartement de la famille de Corentin. Celui-ci vient de leur annoncer que sa famille déménagerait à la fin de l’année et que la patrouille pourrait nettoyer l’appartement une fois vidé afin de gagner de l’argent pour le camp. Juste avant l’extrait, Corentin leur a expliqué que sa famille était locataire et a précisé le nom de la propriétaire.
Extrait n°1 (27-2-2004 : l. 2874-2924) :
1 | B : | il est bien son appart |
2 | C : | elle possède plusieurs immeubles comme ça |
3 | M : | (murmure le nom de la propriétaire) |
4 | G : | immeuble ou euh |
5 | C : | Immeubles |
6 | M : | mais elle est dans ma classe elle a quel âge/ |
7 | B : | comment elle s’appelle comment elle s’appelle/ |
8 | C : | tu la connais/ |
9 | M : | elle est dans ma classe (.) quoi Bernadette |
10 | C : | Bernadette/ |
11 | M : | c’est sa petite fille/ |
12 | G : | et elle elle te connaît/ elle elle te connaît au moins/ |
13 | M : | quoi/ |
14 | G : | elle elle te connaît/ |
15 | M : | elle est dans ma classe= |
16 | C : | =Bernadette c’est la seule que je connais pas |
17 | Ar: | ah tu te fais familier avec elle et puis tu |
18 | M : | elles sont plutôt mignonnes dans la famille |
19 | C : | bah vas-y euh épouse-la c’est la tante quand même qui est en-dessous |
20 | M : | sérieux/ |
21 | G : | à mon avis t’aurais du mal |
22 | B : | euh c’est la tante qui est en-dessous |
23 | M : | c’est un appart de famille euh un immeuble de famille/ |
24 | B : | mais Bernadette Chelon y a tous les Dupont qui sont là/ |
25 | M : | quoi/ |
26 | G : | Bernadette Chelon Dupont |
27 | B : | c’est les Dupont qui sont là/ |
28 | G : | ou Bernadette Chelon/ |
29 | B : | Dupont là il y a qui il y a Bendot/ |
30 | C : | oui |
31 | G : | j’sais pas vous parlez XX |
32 | C : | comment tu connais/ |
33 | An: | putain qu’est-ce qui vous prend/ |
34 | B : | puisque c’est la c’est la marraine de ma tante et c’est la grande-mère de mon ami t’sais= |
35 | C : | =t’es pété de thunes euh |
36 | B : | mais attends oho on choisit ses amis attention |
37 | [rires] | |
38 | B : | forcément |
39 | G : | euh mais Bernadette Chelon/ |
40 | B : | moi je la connais en fait= |
41 | G : | =il y a pas une Marguerite Chelon dans la famille/ |
42 | B : | ils sont ils sont tous oui Marguerite |
43 | C : | Marguerite oui elle est trop sympa= |
44 | G : | =OUAIS mais je la connais celle-lA: |
45 | An: | c’est ma cousine |
46 | B : | c’est la grande/ |
47 | G : | oui la grande bonne blonde là |
48 | An: | (rit) la grande bonne blonde |
49 | C : | tu l’as déjà vue/ |
50 | G : | bah oui bien sûr |
51 | C : | oui je suis en rallye avec elle |
L’extrait est intéressant pour notre question de l’identité parce qu’il montre l’attitude des scouts à l’égard des personnes riches. S’ils soulignent l’écart entre eux et les jeunes issus de l’immigration, ils semblent rivaliser pour montrer qu’ils connaissent des gens d’un milieu aisé.
D’un point de vue linguistique, cette compétition se déroule sur plusieurs niveaux. D’abord, les scouts emploient un vocabulaire valorisant lorsqu’ils se réfèrent aux personnes courtisées : « il est bien son appart » (1), « elles sont plutôt mignonnes dans la famille » (18), « elle est trop sympa » (43), « la grande bonne blonde » (47). Cette valorisation a pour but de prouver que le locuteur connaît la personne en question. A d’autres moments, les scouts n’hésitent pas à exprimer les liens amicaux d’une manière plus explicite : « c’est la seule que je connais pas » (16), « je suis en rallye123 avec elle » (51).
Ensuite, la syntaxe s’adapte au rythme de cette petite compétition. Elle se caractérise par des énoncés très courts et très précis qui sont ainsi pris en compte malgré la rapidité des échanges. Celle-ci est due en partie à la curiosité des scouts et à leur état d’excitation qui les amène à poser beaucoup de questions. En effet, à partir de la ligne 6 se succèdent sept énoncés qui se terminent sur une intonation montante, signe d’une interrogation. Comme le tour de parole est difficile à obtenir et que les énoncés s’enchaînent sans pause, certaines questions évoquées restent ouvertes (6, 11) et les locuteurs sont obligés de les répéter. Ainsi, à la question posée à la ligne 23, Maxime n’obtient de réponse qu’à la ligne 30. Autre exemple, Grégory pose une question à la ligne 12 – la fille en question connaît-elle Maxime ? – qui, vu le contexte précédent, était inutile, puisque Maxime vient de dire qu’ils sont dans la même classe (9). Néanmoins, Grégory insiste et est obligé de réitérer trois fois sa question avant de recevoir une réponse (15). Que Maxime répète mot pour mot ce qu’il a déjà dit souligne la vitesse des échanges. Mieux vaut faire des énoncés brefs et clairs et répéter ce qu’on a déjà prononcé qu’employer des formulations compliquées et longues qui risquent d’être interrompues.
Quelques énoncés se détachent effectivement par leur expressivité. Celle-ci est produite soit par l’intonation : « OUAIS mais je la connais celle-lÀ » (44), soit par le choix du lexique « t’es pété de thunes » (35), « la grande bonne blonde » (47). Les énoncés à la ligne 35 et à la ligne 47 relèvent presque de procédés de style. Le premier contient une allitération de l’occlusive sourde qui renforce le caractère d’exclamation. Le deuxième évoque une attirance physique. Il recourt également à des moyens langagiers : les quatre syllabes constituent un rythme régulier : aux voyelles a et o suivent respectivement les voyelles nasales. De plus, grande et blonde forment une rime interne. Cet énoncé ne manque pas d’effet et fait rire Anatole (48).
Ainsi, on remarque l’excitation des garçons provoquée par leur volonté de montrer leur appartenance à un milieu social aisé. Non seulement ils s’efforcent de valoriser les gens de ce milieu, mais ils sont surtout soucieux de montrer les liens qui les unissent à eux. Cette volonté d’appartenance à une classe aisée sert en même temps leur intégration parmi les scouts.
Pour une explication du système des rallyes, voir le prochain sous-chapitre Comment les scouts imaginent être perçus.