Comment les scouts imaginent être perçus

Pour clore cette discussion sur le positionnement des scouts, je montrerai comment un changement de perspective parvient en fait au même objectif : lorsque les scouts relatent ce que, à leur avis, les autres gens pensent d’eux, ils expriment d’une façon implicite leur propre attitude vis-à-vis de ces personnes. Les données montrent que les scouts ont des idées bien précises de l’attitude que les autres sont censés avoir à leur égard. Par exemple, l’extrait suivant indique comment les scouts imaginent être perçus en dehors de leur communauté, quelle réputation ils pensent avoir et comment ils y réagissent.

Extrait n°1 (17-1-2003 : l. 414-431) :

1 X : un un à Marseille et puis on a fait un à zéro à Lyon
2 M : ah c’est cool ça on aurait pu aller au match en pat (.) pour foutre la honte à Marseille ça aurait été bon ça
3   [.][inaudible : G propose d’y aller en uniforme]
4 X : en uniforme (rit)
5   [rires]
6 M : peut-être pas quand même tu vois (rit) là tu vas en Civil pour le coup quoi (.) tu mets pas l’unif tu l laisses au placard
7 X : en uniforme tu te fais tu te fais péter la gueule même par les Lyonnais euh
8 M : mais mais bien sûr
9 An: qu’est-ce qui se passe/
10 M : obligé toi
11 An: de quoi/
12 Al: t’es déjà allé à un match de foot en uniforme/
13 An: [sourit] mm non
14 Al: ()
15 X : surtout toi la honte pour la honte
16 Al: uniforme quoi
17 X : l’uniforme de chef de Marseille toi
18 An: je suis déjà allé moi euh au match de foot

Dans cet extrait, les garçons parlent du foot, un sujet qu’ils jugeront un peu plus loin « pas très scout »124. Comme l’explique Maxime, l’objectif en assistant au match, est d’abord de tourner en dérision l’équipe marseillaise. Son mépris est énoncé d’une façon aussi générale qu’expressive : « foutre la honte à Marseille » (2). Comme Grégory, qui n’a adhéré à la patrouille que deux mois auparavant, suggère d’aller au match en uniforme (3)125, c’est la réaction des scouts à cette idée qui nous intéresse ici. En fait, ils la rejettent vivement : d’abord l’idée est répétée (4), l’énoncé de Grégory étant à peine audible ; puis ils en rient (5) ; puis elle est rejetée d’une manière expressive (6/7) : « peut-être pas quand même tu vois », ce qui signifie « je ne te conseille pas de mettre ton uniforme à un tel endroit, tu comprends ? » ; ensuite Maxime précise son conseil (6), que Xochiel explique en précisant les conséquences probables (7). Anatole réagit de la même façon (13), l’idée l’amuse.

Selon les scouts, le seul fait de porter un uniforme suffit pour se faire attaquer par d’autres personnes que Xochiel désigne d’une façon très vague par « les Lyonnais » (7), sous-entendu les supporters de l’Olympique lyonnais. Leur apparence scoute semble les exclure des stades de football. Mais bien qu’ils aient conscience que leur identité scoute les singularise et est mal vue à certains endroits, cela ne semble ni les déranger ni les empêcher de se mêler aux autres. S’il paraît normal qu’un scout doive éviter certains lieux, les garçons ont toujours la possibilité de s’y rendre de façon « anonyme », c’est-à-dire sans leur uniforme. Cette observation renvoie à l’idée que les scouts ont une autre identité à côté leur identité scoute.126 Un endroit difficilement accessible aux scouts ne l’est pas forcément pour les garçons « en civil ».

La suite de l’extrait est également intéressante, car elle exprime la fierté scoute. Anatole est parmi les membres de la patrouille celui qui est le plus intéressé par le football, mais contrairement aux autres garçons qui soutiennent l’Olympique lyonnais, c’est un grand supporter de l’Olympique de Marseille. Ce soutien provoque la vive réaction de Xochiel (15, 17). Même si un uniforme scout est généralement mal vu et s’il faut supposer que les scouts sont persuadés d’avoir une mauvaise réputation parmi les habitués du stade, ils s’inquiètent pourtant de leur image. Soutenir le club marseillais en uniforme est jugé déshonorant pour l’image des scouts.

En résumé, le football n’est pas seulement « pas très scout », mais les scouts en tant que scouts, c’est-à-dire quand ils portent leur uniforme pour rendre leur identité visible, se croient exclus de ce monde du football. Malgré leur exclusion supposée des stades de football, les garçons restent fiers de leur image scoute ; et si, d’un côté, le mépris des supporters de football laisse les garçons plutôt indifférents, d’un autre côté, ils sont soucieux d’être acceptés par les personnes issues de milieux sociaux respectés.

Le monde des rallyes constitue un tel milieu. Les rallyes sont des soirées particulières organisées par les parents et ouvertes à un petit nombre d’initiés. Le Petit Robert les décrit comme « des cycles de réunions dansantes organisées par les familles aisées pour leurs enfants en âge de se marier ». Cette définition est certes un peu datée sachant que les scouts assistant à des rallyes ont ici entre 16 et 18 ans. Mais le but est bien de rencontrer son futur partenaire dans ce milieu. Les garçons se sentent proches de ce milieu, ce qu’ils ne manquent pas d’exprimer au cours de leurs discussions, comme par exemple dans l’extrait suivant : à la rentrée, lors de la première réunion, le CP, Maxime, veut prévoir les activités de la patrouille pour l’année à venir. Pour cela il avait demandé aux autres membres de la patrouille de faire une liste des dates auxquelles ils seraient indisponibles et de l’apporter. Lorsqu’il regarde leurs listes, il constate que celle de Corentin contient beaucoup de dates, ce que Maxime lui fait remarquer :

Extrait n°2 (11-10-2003 : l. 1570-1575) :

1 M : bah c’est beaucoup eh parce qu’après t’as
2 C : non mais j’ai le droit de rater (.) deux fois dans l’année
3 Q : le quoi/
4 C : mon rallye droit de scout
5 Q : ah bon/
6 C : oui ma responsable je l’ai appelée j’sais plus quand oui et elle m’a dit oui si c’était pour les scouts

Théoriquement, le rallye auquel appartient Corentin l’oblige à assister à beaucoup d’activités. Cela signifie qu’il devrait être pris pendant plusieurs week-ends et ne pourrait pas rejoindre les scouts. Pourtant, en tant que scout, il a justement le droit, comme il l’explique aux autres, de manquer quelques rencontres de rallye « si (c’est) pour les scouts » (6).

Selon Corentin, le milieu aisé qui est celui des rallyes est donc favorable aux activités scoutes suivies par ses propres membres. Rallye et scoutisme, loin de s’exclure, semblent plutôt des activités complémentaires réservées aux jeunes de cette couche sociale. Les énoncés de Corentin soulignent d’ailleurs la bienveillance des gens de ce milieu vis-à-vis du scoutisme.

En même temps, Corentin fait valoir leur propre identité scoute (droit de scout, 4, si c’était pour les scouts, 6). De plus, le fait qu’il ait besoin d’une permission de la part de sa responsable et les mots qu’il choisit, comme « le droit », « droit de scout », la « responsable », suggèrent l’importance et le caractère officiel de ses activités respectives.

Notes
124.

Suite de l’extrait (17-1-2003) : 1 X : on pourrait parler du matos et du froissartage non\ 2 M : oui c’est clair c’est plus scout

125.

La question de Grégory n’est pas audible sur l’enregistrement, c’est pourquoi je n’ai pas pu la transcrire. Néanmoins, je me souviens de l’avoir entendue lors de la soirée et, en outre, le contexte, c’est-à-dire les réactions de Xochiel (4, 7) et de Maxime (6) confirment que l’idée d’aller assister à un match de foot en uniforme a été évoquée.

126.

Voir chapitre 4, L’identification explicite.