La prière non respectée

Le premier extrait qui sera analysé dans ce contexte est tiré de la première réunion de l’année dont l’objectif est de faire connaissance et, pour les nouveaux arrivants, de découvrir le monde scout : vie de patrouille, postes d’action, activités en patrouille, etc. En revenant dans la pièce, le nouveau CP, Maxime, interrompt la conversation en cours, pour apprendre aux garçons que les chefs leur demandent de faire une prière pendant la réunion :

Extrait n°1 (11-10-2003 : l. 366-374) :

1 M : euh donc autrement (.) y a un truc c’est que (.) s’y a un chef qui vient (.) on est censé faire une prière (.)au début=&
2 C : =oui ok
3 M : &une fois dans la dans la réunion on a fait une prière au début ok/
4 C : ok
5 G : on a fait ça
6 M : c’est ce que les chefs veulent absolument qu’on fasse une prière dans la réunion
7 B : X/
8 M : donc bien sûr on en fait une (.) donc euh amen
9   [rires]

En théorie, en tant que CP, Maxime devrait prendre en charge la prière. Mais en réalité, il refuse d’assumer son devoir. Au début, il semble évoquer la directive des chefs pour se couvrir au cas où un chef passerait et se renseignerait auprès d’un membre de la patrouille. Les autres, sans poser de questions ni faire de commentaires, se montrent tout de suite coopératifs et acceptent l’attitude de Maxime (2-5). La discussion sur la prière aurait pu se terminer à ce moment-là. Mais Maxime insiste en soulignant que les chefs tenaient à ce qu’ils fassent une prière « absolument » (6) et conclut la discussion par un « amen » qui provoque des rires (9). L’objectif de Maxime n’était donc pas (seulement) de s’assurer que personne ne révèle aux chefs qu’ils n’ont pas fait de prière, mais de tourner en dérision la consigne des chefs. En terminant son énoncé par la formule religieuse « amen » il ridiculise la prière.

L’analyse permet de tirer une conclusion importante concernant l’identité du groupe : l’échange crée une complicité entre les garçons. Maxime indique (surtout aux nouveaux) qu’ils ne suivent pas toutes les consignes des chefs et qu’ils ne sont pas aussi bons chrétiens que le règlement (et les chefs) le voudraient. Leur rire montre qu’ils approuvent le comportement de Maxime et qu’ils sont soulagés d’avoir échappé à la prière. Le fait qu’ils ne parlent pas « trop religion » en l’absence des chefs peut donc être interprété comme de la gêne et de l’embarras qu’ils éprouvent face à des sujets religieux, malgré les consignes des chefs et malgré le règlement qui leur demande d’être « fier[s] de [leur] foi » (SUF, 1996 : 67).

L’attitude du CP n’est pas sans conséquences sur la suite des interactions puisque les scouts suivent son exemple et tourne à leur tour la prière en dérision, comme le montre le prochain extrait qui suit le précédent d’environ dix minutes. Entre-temps les scouts ont discuté et distribué les postes d’action :

Extrait n°2 (11-10-2003 : l. 1137-1149) :

1 An: je je propose qu’il y ait quelqu’un qui s’occupe (.) de la prière
2 C : ok merci
3 An: vu qu’il reste un seul mec
4 M : c’est bon
5 G : (rit)
6 C : je suis matérialiste
7 M : donc euh
8   []
9 M : je pense c’est ça oui
10 C : on s’en fout des prières
11 M : non mais oui c’est même
12 An: à chaque chaque week-end
13 C : t’as pas besoin de quelqu’un qui s’occupe des prières

Depuis quelques instants, les scouts parlent des postes d’action et essayent surtout de trouver une personne qui veuille bien être reporter. Juste avant notre extrait, Valéry a accepté ce poste, il permet ainsi au groupe de passer à un autre sujet, ce que Maxime tente justement de faire. Mais Anatole lui coupe la parole (1) pour proposer un poste inexistant : quelqu’un qui s’occupe de la prière. Ce poste inexistant est d’autant plus absurde que la patrouille vient de se mettre d’accord pour ne pas faire de prière en patrouille.128

Par conséquent, les autres scouts essaient d’abandonner le sujet (2, 4) et d’en changer (7) afin de ne pas approfondir la suggestion d’Anatole. Mais comme celui-ci insiste, les autres sont obligés de réagir d’une façon explicite. Cela se termine par un rejet de la prière : « on s’en fout des prières » (10) et le constat qu’un tel poste est inutile : « t’as pas besoin de quelqu’un qui s’occupe des prières » (13).

Le sujet de la prière ressemble aux esprits invoqués par Faust ; une fois le sujet évoqué, les scouts aiment y revenir. Apparemment, le sujet les préoccupe, même s’ils refusent de pratiquer la prière. Mais comme la prière en tant que pratique religieuse fait partie de leur monde scout, il est tout à fait normal qu’elle soit thématisée et objet de débat.

En effet, la discussion autour de la prière ne se termine pas avec cette réunion d’octobre. Lors de la réunion suivante, quatre mois plus tard, Grégory revient sur ce sujet. Son intervention était même prévue d’avance, puisqu’il amène le magazine scout, Woodcraft, pour attirer l’attention des autres scouts sur le problème de la prière.

Extrait n°3 (27-2-2004 : l. 1610-1635) :

1 G : tout le monde a lu ça j’espère (montre le nouveau woodcraft)
2 M : ouais tout à fait
3 An: (rit)
4 C : c’est toi qui l’as amené/
5 G : ouais\
6 An: (rit)
7 C : no:n
8 G : si bah j’avais envie de vous réciter une prière bah (rit)
9   [RIRES]
10 G : ah et d’ailleurs en parlant de cela où est la discipline/
11 An: (rit)
12 B : bravo CP
13 M : y a pas de chef
14 B : ah non
15 C : exACtement
16 G : fallait y penser
17 Q : qu’est-ce que je te disais
18 B : non non mais c’est
19 C : on en a fait hein
20 Q : il y a tout l’entretien qui est sur écoute de toute façon
21 An: (rit)
22 M : non mais de toute façon
23 G : sur écoute bref
24 Q : on a fait paysans de France (.) bénédicité vite fait (.) au cas où
25 M : nous XX un une grâce
26 G : (rote)(rit)

Grégory profite d’un moment où la conversation n’est pas très animée, mais marquée par beaucoup de pauses entre les énoncés, pour sortir un numéro de Woodcraft qu’il a apporté à la réunion. Tout d’abord, le magazine provoque des rires et de l’étonnement (no:n, 3-7). Même s’il s’agit du magazine de référence des scouts, il paraît bizarre de l’avoir apporté au dîner.129 La suite des échanges ressemble à un numéro comique préparé à l’avance : « j’avais vraiment envie de vous réciter une prière » (8). Il s’agit ici d’une ironie évidente : Grégory dit exactement le contraire de ce qu’il pense, car il ne fait aucun effort pour la lire réellement. De plus, il est très probable qu’il imite le comportement et les paroles des chefs : son action vise autant à ridiculiser les consignes des chefs qu’à blâmer le manque de discipline dans la patrouille (10).

Son improvisation réussit : les autres scouts éclatent de rire (9) et Benjamin reprend le reproche du manque de discipline en s’adressant au CP (12). Comme réaction, le CP, Maxime, et son SP, Corentin, se soutiennent mutuellement dans leurs justifications : premièrement, les chefs sont absents (13), et deuxièmement, ils prétendent avoir suivi les consignes en déclarant avoir fait un bénédicité et une grâce (24-25). L’hésitation dont témoignent les petites pauses et le fait que Maxime se sente obligé de soutenir Corentin dans son initiative trahissent pourtant leur manque d’assurance et peut-être leur mauvaise conscience.

La discussion aurait pu se terminer à ce moment-là, comme sur l’amen du mois d’octobre. Mais Grégory semble décidé à ridiculiser les consignes religieuses à l’extrême et laisse échapper un rot (26), censé remplacer la grâce. Leur façon de tourner en dérision la prière a pris de l’ampleur.

Après ce non-respect130 l’attitude de désobéissance du CP est prise en exemple et suivit par les autres garçons : la prière est de moins en moins prise au sérieux et elle a perdu l’importance que lui accorde le règlement. Encouragés par leur chef de patrouille, les scouts refusent de se laisser imposer des rituels religieux, du moins en l’absence des chefs de troupe.

Pour conclure, nous constatons qu’il y a un lien étroit entre le respect de la prière et le comportement du CP. A partir du moment où celui-ci ne respecte ni la prière ni les consignes des chefs de troupe il met en question les deux principes essentiels. Par conséquent, sa propre autorité est mise en question. Dans le prochain sous-chapitre, j’étudierai des passages qui montrent une attitude opposée par rapport à la prière.

Notes
128.

Voir plus haut l’extrait n°1.

129.

Pourtant, à d’autres occasions, le magazine Woodcraft est consulté exprès, p. ex. pour regarder des propositions d’installations.

130.

Il est possible que le comportement de Grégory soit encouragé par un autre incident qui a dû avoir lieu entre les deux réunions et qui n’a donc pas été enregistré. Mais cette interprétation reste hypothétique.