La prière respectée

Les données contiennent aussi des passages qui montrent que la prière n’est pas rejetée systématiquement par les scouts. Par exemple, dans l’extrait suivant, elle est au contraire mise en valeur. L’extrait est tiré d’une réunion pendant laquelle la patrouille prépare le camp d’été, plus précisément, la veillée. Celle-ci doit se référer au thème de l’année, qui est le chiffre 13 (d’après la bande dessinée « XIII »). Après avoir décidé de faire une veillée autour des douze travaux d’Hercule, les scouts essaient d’abord de se rappeler les douze travaux, puis Xochiel aborde la question du « treizième travail » (quelques secondes avant le début de l’extrait cité).

Extrait n°1 (16-5-2003 : l. 3185-3212) :

1 X : ah le le le treizième travaux à la fin il meurt Hercule et du coup pour pour la prière ah ben comme il est mort on va prier pour Hercule quel travail de prier
2   [rires]
3 Al: treizième travail LA PRIÈRE
4 M : c’est toujours sept
5 X : toujours sept stop (…) on va prier pour Hercule cool
6 M : ah oui mais ça pourrait être TROP bon ça
7 Al: treizième travail
8 M : tu sais tu tu tu les fais chier avec le treizième et oui et puis tu fais juste un décompte tu sais plus cinq travaux avant le treizième t’sais comme ça style t’sais
9 An: (rit)
10 M : et puis le treizième/ (p.3s) la prière\
11   [rires]
12 M : les GROS bides
13 X : ah
14 M : ah mais
15 Al: c’est trop marrant
16 X : trop bien
17 Al: ça va être trop bon attends
18   [p.3s]
19 Al: ah il faudrait retenir ça puisque ça pourrait être excellent quoi
20   [p.3s]
21 Al: c’est vraiment le truc qui casse tout quoi
22 An: (rit) comme ils l’auront dans le cul
23 Al: t’sais ils s’attendront à un big truc et tout t’sais (rit) que dalle
24 An: le travaux le travaux le travaux
25 Al: le travail
26 An: non le travail
27 M : (…) moyen
28 Al: (…) mais maintenant il faut savoir les travaux pour s’en occuper honnêtement

Cet échange montre la prière sous un angle tout à fait différent : les scouts s’enthousiasment à l’idée de mettre en scène la prière à la fin de leur veillée.

Leur discours témoigne de leur excitation. Au niveau morphologique par exemple, Xochiel et Anatole confondent les formes du singulier et du pluriel du mot travail et emploient l’une pour l’autre (1, 24). La syntaxe révèle également leur exaltation. D’abord, il y a deux longs énoncés (1, 8) dont le rythme et la structure trahissent l’émotion des locuteurs. La syntaxe de l’énoncé de Xochiel (1) dans lequel il exprime l’idée du treizième travail suit le fil de ses idées. Ses répétitions, « le le le », « pour pour », montrent l’empressement qu’il a à faire connaître son plan aux autres : pour commencer il essaie d’attirer l’attention sur le treizième travail ; puis, il leur rappelle la fin de la légende ; ensuite, il fait le lien entre la mort d’Hercule et la prière, pour finalement résumer (ah ben) son idée : combiner le treizième travail avec la prière qui suit traditionnellement la veillée. Xochiel ne manque pas de souligner par le déterminant exclamatif la nuance comique qu’implique son idée (quel travail de prier). Comme il s’agit de plusieurs aspects différents, Xochiel est obligé de structurer son énoncé afin que ses auditeurs puissent suivre. L’enchaînement des petites unités phrastiques indépendantes réussit grâce aux marqueurs (à la fin, et du coup, ah ben) et à un connecteur argumentatif (comme).

L’énoncé de la ligne 8 exprime l’enthousiasme des garçons à l’idée de faire de la prière un treizième travail. Maxime explique comment cette idée pourrait être mise en scène le soir de la veillée. Pour bien attirer l’attention des garçons, il s’adresse à un « tu », pronom personnel qu’il répète plusieurs fois. Puis, il emploie avec abondance des marqueurs d’attention et de structuration : « tu sais »131, « et oui et puis » ainsi que des marqueurs censés aider les garçons à s’imaginer la scène : « comme ça », « style ». Cet énoncé de la ligne 8, comme celui de Xochiel à la ligne 1, sont relativement longs par rapport aux énoncés des scouts en général. Outre leur longueur, ils ont en commun une forte structuration. Cela montre en fait que la durée de la prise de parole ne modifie guère la syntaxe très simple et expressive qui caractérise les énoncés des scouts.

A la ligne 10, Maxime se met à la place d’un hypothétique présentateur qui annoncerait la prière le soir même. Par une intonation très marquée et une petite pause au milieu, il crée du suspense et souligne ainsi la nature inattendue du treizième travail. Cet énoncé me semble caractéristique de leur style communicatif : la brièveté d’un énoncé est compensée par son expressivité. Cette dernière peut se traduire grâce à l’intonation, comme nous venons de le voir et comme c’est le cas aux lignes 6 et 12, ou sur un plan lexical ou syntaxique.

Dans cet extrait, les scouts expriment leur excitation et leur enthousiasme par l’emploi récurrent de l’adverbe trop et des adjectifs favorables (marrant, bon, excellent) à quoi s’ajoutent quelques images très spéciales : « les GROS bides », « le truc qui casse tout », « ils l’auront dans le cul », « un big truc ». La récurrence de l’adverbe trop s’explique aussi par le parallélisme des énoncés. Comme la rapidité des échanges ne permet pas de passer beaucoup de temps à formuler leur énoncé, les scouts ont tendance à reprendre les structures syntaxiques précédentes (15-17).

Si nous interprétons maintenant cet extrait du point de vue de l’identité, nous pouvons tirer deux conclusions. Premièrement, l’enthousiasme qui règne pendant l’échange unit la patrouille. Chaque scout s’imagine la mise en scène et acclame sa réalisation. De cette façon, l’idée de la prière, donc d’une pratique religieuse, ne se justifie pas seulement par la place que le mouvement scout lui accorde en théorie, elle fonctionne de surcroît, au moins indirectement, comme un facteur d’identification. Deuxièmement, les scouts prévoient leur projet de veillée en fonction de leurs chefs de troupe (22, 23). En faisant de la prière le treizième travail, les scouts provoquent leurs chefs. Cette provocation excite la patrouille, crée une complicité parmi les garçons et renforce ainsi la cohésion de groupe.

Le rapport entre les chefs de troupe et les scouts sera approfondi dans la suite de l’échange ; l’extrait ci-dessous succède de quelques minutes à celui que nous venons d’analyser.

Extrait n°2 (16-5-2003 : l. 3331-3362) :

1 An: bon bah la prière je sais pas si les chefs ils vont adorer parce que un travaux un travail c’est quand même je sais pas si c’est=
2 M : =ouais=
3 X : =oui c’est bon
4 Al: ce qui est marrant c’est ça va être le choc quoi (.) on va essayer de trouver on se taperait un travail j’sais pas on prend on n’a qu’à faire une super prière et puis c’est bon (.) on préparera la prière avant le camp et puis voilà
5   [p.3s]
6 M : par contre on a intérêt de faire une prière béton quoi
7 Al: ah oui c’est clair
8 An: mi- je vous dis prière pourrie
9 M : non mais trop pas
10 Al: non non parce que la prière est bien faite ça leur plaît quoi (.) puisque la prière bâclée euh=
11 M : =un truc préparé et tout
12 Al: déjà ça déjà ça casse tout
13 An: c’est vrai/
14 Al: bah oui bien sûr (.) pourquoi même si tout est bien et puis après la prière est bâclée bah s’y a un autre qui vient et la prière est pas bâclée bah c’est bon quoi
15 An: oui même si elle est un peu longue non/
16 X : oui
17 An: même si beaucoup s’emmerdent
18 Al: la prière il faut qu’elle soit pas trop courte et pas trop longue non plus quoi
19   [p.3s]
20 An: c’est le plus important donc la prière
21 X : non c’est pas le plus important
22 Al: non c’est pas le plus important mais c’est c’est il faut vraiment pas oublier
23 X : ça casse un peu tout si c’est mal fait quand même
24 An: mal fait/
25 Al: si c’est mal fait (rit)
26 M : XXX un gros bidon
27 Al: alors là j’sais pas
28 An: ah vas-y on la fait pas
29 M : c’est tout le monde est content sauf les chefs
30 Al: voilà (rit)
31   [rires]
32 Al: parce que les chefs ils vont quand même la faire la prière (.) donc personne ne sera content de toute façon

La première impression que donne cet extrait est que les scouts ont retrouvé leur calme depuis l’évocation du treizième travail.132 Désormais, ils réfléchissent à leur idée et discutent sérieusement de la place de la prière. D’une manière plus abstraite, leurs réflexions portent sur l’importance de la religion chez les scouts et touchent donc à des questions d’identité.

Pour réagir aux doutes exprimés par Anatole (1), les scouts justifient leur idée tout en mettant en valeur la prière. Bien que l’excitation soit retombée, les énoncés sont toujours soit courts, soit structurés en petites unités qui reproduisent la structure rapide et brève. En étudiant l’exemple d’un énoncé plutôt long, je voudrais montrer comment celui-ci se divise en plusieurs parties. Les marqueurs de structuration que j’ai mis en gris jouent un rôle important :

La plupart des énoncés correspondent à une seule unité. Leur brièveté est souvent compensée par l’expressivité du vocabulaire, par exemple « prière béton » (6) et du style, comme « prière pourrie » (8) ou « trop pas » (9). Concernant cette dernière formulation, qui revient d’ailleurs régulièrement, il est intéressant de constater que l’adverbe trop dont la fonction grammaticale est d’abord de modifier un verbe, puis une locution verbale, élargit encore sa fonction en remplaçant l’adverbe surtout dans la négation.

Pour clore ces observations sur la syntaxe, je souhaiterais revenir à la pratique de la répétition. Outre les répétitions qui au cours d’un énoncé témoignent d’une hésitation ou d’une incertitude, les scouts ont tendance à reprendre des éléments. Cela se présente de plusieurs façons. Par exemple, Anatole emploie deux fois de suite la même structure de subordonnée conditionnelle :

l.15 « oui même si elle est un peu longue non/ »

l.17 « même si beaucoup s’emmerdent ».

Ensuite, les locuteurs reprennent des formulations du locuteur précédent, notamment quand il s’agit de répondre à une question :

l.21 « c’est le plus important donc la prière »

l.22 « non c’est pas le plus important »

l.23 « non c’est pas le plus important mais c’est (…) »

Mais une formulation peut aussi être réutilisée après plusieurs interventions, comme par exemple le syntagme « ça casse tout ». Il est d’abord évoqué par Alexandre (12), puis repris par Xochiel plus tard, dans le même contexte. Finalement, je considère les parallélismes comme une sorte de répétition. A l’image de la prière « béton » (6), Anatole réagit en opposant une prière « pourrie » (8). Ces observations rejoignent le constat précédent selon lequel la syntaxe des énoncés est déterminée par la vivacité des échanges. Celle-ci ne se limite donc pas aux moments de grande excitation, mais semble caractériser les échanges des scouts d’une manière générale. Dans l’extrait que nous venons d’analyser, elle s’explique certainement en partie par le contenu et l’importance que celui-ci représente pour l’identité du groupe.

En ce qui concerne le contenu justement, nous pouvons noter que le fait que les scouts se posent des questions sur la forme et le rôle de la prière montre leur respect vis-à-vis de celle-ci. La prière est prise au sérieux. En soulignant son rôle essentiel, les scouts affirment l’influence religieuse sur leur propre identité scoute. Cette influence est assurée par les chefs de troupe dont la présence impose une bonne prière. En grande partie par respect pour les chefs, les scouts s’efforcent de préparer une prière convenable afin de garantir une bonne ambiance dans la troupe. La question de la prière semble toujours étroitement liée à celle des chefs, chefs de troupe comme chefs de patrouille, leur attitude étant essentielle et décisive pour le comportement des scouts.

J’approfondirai maintenant le rôle des chefs dans le sous-chapitre suivant consacré à la hiérarchie.

Notes
131.

Marqueur qui reprend en outre le pronom personnel d’adresse tu.

132.

Pourtant, Anatole utilise encore une fois une forme incorrecte du substantif travail (1).