L’occurrence explicite de la notion de hiérarchie

Pour trouver les premiers indices du système hiérarchique, il n’est guère nécessaire de faire des analyses très approfondies. Le sujet est abordé dès que le contexte s’y prête. Comme le montre l’extrait suivant, même un contexte apparemment étranger à ce sujet peut être l’occasion pour les scouts d’y faire allusion. Le contexte de notre extrait est le suivant : les garçons se rassemblent chez Corentin pour un dîner de patrouille. Au cours de la soirée, le père de Corentin vient une première fois pour saluer la patrouille134, puis il vient une seconde fois pour montrer à Grégory un document qui porte la signature de son arrière-grand-père.

Extrait n°1 (27-2-2004 : l. 2216-2243) :

1 P 135  : tu connais ça/
2 G : euh non pas du tout
3 P : c’est la signature de ton arrière-grand-père (.) Paul XX tu sais qui c’est Paul XX/
4 G : ah oui c’est euh (.)
5 B : (rit) il sait pas
6 P : ton arrière-grand-père
7 G : c’est pas le
8 Q : c’est l’un de tes ancêtres
9 P : c’est le grand-père de ton père
10 G : voilà le papa de ma grand-mère
11 P : et ton arrière-grand-père (.) a décoré le grand-père de Corentin
12 B : wauw
13 An: (rit)
14 B : tu vois il était supérieur tu vois
15 An: voilà pourquoi il XX
16 P : () verbal de remis des insignes tu vois c’est ton arrière-grand-père qui dit nous Paul XX nous adressons à François X je sais plus quelle date
17 G : alors mon grand-père c’était mon arrière-grand-père c’était le supérieur de son arrière-grand-père
18 An: (rit)
19 P : voilà
20 C : justement
21 Q : XXX de nos ancêtres
22 An: (rit)
23 P : oui il a dit le grand-père de Corentin au nom du président de la République nous faisons chevalier nana nanana
24 G : quoi il était quoi son son grand-père/
25 C : bah il était
26 B : XXX
27 P : pour décorer quelqu’un il faut déjà avoir la décoration donc il était décoré de
28 G : ah donc tu pompes

Cet extrait nous intéresse pour deux raisons. D’abord, en ce qui concerne la question de l’identité, l’échange donne une bonne image du milieu social dont les éclaireurs sont originaires et de l’importance qui y est attachée. Ensuite, concernant l’idée de hiérarchie, on peut observer l’intérêt qui est attaché à l’idée même de supériorité. Même si les éclaireurs ne se montrent guère intéressés par le document ou la signature (2, 4, 5, 12, 13), le père de Corentin parvient tout de même à attirer leur attention. Les scouts se penchent sur l’idée du statut social de leurs ancêtres (24) et sur la supériorité de l’un par rapport à l’autre (17) et l’appliquent à leur situation en patrouille. Ainsi la conclusion que Grégory tire de cette discussion consiste à imposer des pompes à Corentin (28). Certes, faire faire des pompes est une punition habituelle. Mais, selon les rangs officiels, ce serait à Corentin, qui est le supérieur de Grégory, d’imposer des pompes à ce dernier.

Les deux aspects, c’est-à-dire la question de l’identité et celle de la hiérarchie, se complètent. Le système hiérarchique du scoutisme correspond à une volonté d’éveiller une conscience de classe sociale, en insistant sur les différences de rang social. Ainsi, le scoutisme remplit son ambition : être une école de vie qui enseigne aux garçons une hiérarchie sociale.

Dans cette perspective, il paraît logique que les scouts se posent des questions sur le système qu’on leur impose. Par conséquent, la hiérarchie en patrouille est un sujet de conversation. Par exemple, pendant la discussion qui précède l’extrait suivant, les scouts négocient leurs rangs. En s’appuyant sur l’accord des chefs et en faisant valoir son âge, Quilien réclame un rang supérieur à celui de Grégory. Afin de calmer la situation, Maxime essaie de relativiser l’importance de la hiérarchie.

Extrait n°2 (11-10-2003 : l. 1939-1948) :

1 M : le principal dans une patrouille c’est de s’entendre t’sais (.) on n’a rien à foutre de savoir qui est sup- j’sais pas j’vois pas l’intérêt quoi (.) à part le CP et second et c’est tout
2 An : moi j’aurais intérêt
3 G : le CP et second
4 M : bah après après il faut qu’y y ait une bonne entente dans la patrouille et
5 Q : non mais euh&
6 M : et ça marche
7 Q : &on peut dire on peut dire ça comme ça pour les pour les trucs impérial(s) mais il faut pas que ça crée une tension au niveau de la patrouille ça serait con
8 M : ça sert à rien du tout
9 An: je suis devant toi tu sais
10 M : non on s’en fout ça sert à rien du tout

Même si Maxime souligne le caractère secondaire de la hiérarchie, il rappelle en même temps l’importance des deux rangs supérieurs, dont son propre poste de CP (1). Cette insistance sur les statuts particuliers restreint la validité et la crédibilité de son idée ; les réactions de Grégory et d’Anatole montrent qu’ils restent sceptiques (2, 3). De plus, Maxime a beau souligner l’importance d’une bonne entente, les différences entre les membres de la patrouille induites par le système hiérarchique se traduisent par leur façon d’interagir : c’est le CP qui annonce ce qui est « le principal dans la patrouille » (1) comme s’il s’agissait d’une règle qui doit être appliquée. Il n’est pas non plus surprenant que ce soit Quilien et Maxime qui revendiquent une bonne entente au-delà de la hiérarchie (4, 7-8, 10) et qui demandent aux autres de ne pas surestimer les rangs : ils sont tous deux certains d’avoir un statut supérieur aux autres. En revanche, Anatole cherche toujours à s’assurer un poste qui soit le plus important possible (9).

De cet extrait je retiendrai deux aspects : d’une part, la hiérarchie joue un rôle important. Elle est régulièrement thématisée et sujet de négociation. D’autre part, les différences de rang semblent influer sur la façon d’interagir. Tandis que le CP déclare ce qui est essentiel (1) et ce qui est sans intérêt (8, 10), les scouts de rangs inférieurs ont des difficultés à se faire entendre et à s’imposer (2, 3, 9). Ce deuxième aspect qui traite de l’influence de la hiérarchie sur les formes de l’interaction sera approfondi dans le sous-chapitre suivant.

Notes
134.

Voir l’extrait cité au chapitre 1, Les activités discursives.

135.

P = Père.