Les différents comportements discursifs

Même s’ils discutent explicitement des conséquences du système hiérarchique de la patrouille, les scouts se comportent en général selon leur rang. Cet aspect correspond à la deuxième définition de la notion de hiérarchie d’après Brock et Meer (2004) dont le but est d’examiner les conséquences des différences de statut social sur la base d’observations linguistiques. C’est pourquoi on évoque alors la notion de hiérarchie linguistique.

Dans l’extrait sur lequel s’appuie notre analyse, il est question de la vente de calendriers. Le contexte est le suivant : tous les ans, les scouts doivent vendre quelques calendriers pour ensuite reverser l’argent à leurs chefs. Mais il arrive fréquemment que les garçons oublient d’apporter l’argent, comme c’est ici le cas :

Extrait n°1 (27-2-2004 : l. 1440-1467) :

1 M : [Quilien c’est toi qui n’as pas encore payé la tune des calendriers/] 136
2 M : euh tous
3 C : euh vous êtes chiants là
4 M : bah week-end de troupe la semaine prochaine ce serait cool
5 Q : c’est un week-end de troupe ou un week-end de pat/
6 C : troupe
7 M : le week-end prochain ce sera un week-end de troupe
8 Q : d’accord
9 C : après ce sera avec Nicolas (.) que vous verrez ça
10 M : oui mais=
11 C : =si vous l’amenez pas au week-end prochain ce sera avec Nicolas que vous=
12 M : =au week-end de troupe vous amenez l’argent
13   [.]
14 M : donc là c’est quatre euros soixante c’est euh
15 C : et Nicolas il attendra pas
16 G : (…) non/
17 M : parce que après déjà à mon avis c’est ce devrait être rendu depuis un moment
18 G : t’as combien de X par mois
19 M : on est quand même en février
20 An: on NON
21   [p.3s]
22 M : début mars
23 An: à mon avis il doit y avoir des intérêts que tu auras à payer quoi ça ça fait pas mal de X
24   [p.3s]
25 An: là tu vois tu lui fais payer un euro par euh par
26 M : fais tourner l’ice tea/
27 An: quoi/
28 M : faites tourner les boissons\

Les différences dues au système hiérarchique, autrement dit l’asymétrie linguistique, se manifestent globalement sur trois plans : premièrement sur le plan de la distribution de la parole, deuxièmement sur le plan du contenu et troisièmement dans le choix d’actes de langage. Concrètement, on peut distinguer, selon le comportement, trois rangs différents : le CP (Maxime), le SP (Corentin) et les autres membres de la patrouille.

Concernant le CP, nous constatons d’abord son omniprésence dans la discussion. Il s’exprime plus souvent que les autres, prononce presque un énoncé sur deux. Cette domination s’explique d’une part par le fait que c’est lui qui évoque les nouveaux sujets de discussion (1) et d’autre part que les autres lui posent des questions (5). Mais le CP n’hésite pas non plus à couper la parole à un membre du groupe afin de le faire taire (26). Ce dernier exemple ne se distingue des autres que par son caractère extrême. Le CP semble généralement dominer la distribution de parole.

Comme nous venons de le voir, cet aspect tient aussi au fait que le chef de patrouille a tendance à déterminer le contenu de la discussion. Cela n’est guère étonnant, car en tant que responsable du groupe il est au courant des affaires et doit s’en occuper. Aborder certains sujets, tel que l’argent des calendriers, fait partie de ses responsabilités (1). Lorsqu’un scout essaie de tourner en dérision le sujet, le supérieur se sent libre de le clore d’une manière autoritaire (26).

En ce qui concerne les actes de langage employés par le CP dans cet extrait, on trouve explicitement deux ordres (12, 26) et une explication (7). Les autres énoncés sont à mettre en rapport avec l’ordre donné par Maxime – rapporter l’argent. Ainsi, la question de savoir si Quilien doit encore de l’argent à la patrouille (1) et l’indication de la date limite pour le rapporter (4) préparent l’ordre explicite suivant (12). Ensuite, Maxime précise (14) et justifie son ordre (17, 19, 22). Le déroulement de ses énoncés souligne d’autant plus la domination qu’il impose sur les échanges. La fonction de son deuxième ordre ne consiste donc pas seulement à couper la parole et à changer de sujet, mais va au-delà. Par ailleurs, il exprime également sa supériorité en ordonnant à Anatole de servir à boire (26).

Le SP est presque aussi présent dans l’interaction que le CP.137 Bien qu’il ait un statut inférieur, il se montre plus autoritaire que lui. Dans ce qui suit, je vais montrer comment le manque d’autorité est compensé par un ton plus cassant. Le Second a tendance à prendre la parole rapidement, avant même le CP, pour répondre aux questions (6) ou pour commenter le comportement des autres (3). Si le CP prononce des ordres, le SP formule une insulte (3) et surtout des menaces (9, 11, 15). En général, Corentin crée une grande distance entre les autres scouts et leurs supérieurs, encore renforcée par sa tendance à faire allusion au chef de troupe (9, 11, 15). Ce recours suggère qu’il a conscience de son statut, mais qu’il manque encore d’assurance pour s’imposer tout seul. Si nous comparons son comportement à celui du CP, nous constatons notamment que, souvent, le CP reprend son Second, c’est-à-dire qu’il tempère ses énoncés (3/4), qu’il répond d’une manière plus détaillée et donc plus polie (6/7) et qu’il remplace sa menace par un ordre sans avoir besoin de recourir aux chefs (11/12). Même si les deux supérieurs ne manquent pas d’exprimer leur statut, ils ne le font donc pas de la même façon.

Comme je l’ai déjà indiqué, les autres membres de la patrouille jouent d’abord un rôle passif dans cet extrait dans la mesure où leurs supérieurs dominent l’interaction. Leurs énoncés se réduisent alors à des réactions. Ces réactions montrent toutefois comment ils essaient de s’accommoder de leur infériorité. La première réponse aux appels et insultes vient de Quilien (5). Sans se laisser visiblement influencer par le comportement des supérieurs, il tente tout simplement de changer de sujet en posant une question à Maxime portant sur un autre aspect (5). Il faut surtout noter que les scouts ne réagissent pas directement aux reproches qui leur sont faits. Grégory, puis Anatole, n’interviennent que pour atténuer le sérieux de la situation avec un ton ironique (16) et pour tourner finalement en dérision les réprimandes (18, 23, 25). Ainsi, en évitant d’aborder le sujet imposé, ils défendent leur face. Leur refus de prendre le sujet au sérieux provoque finalement Maxime, qui, sentant son autorité à son tour en danger, finit par l’imposer pour de bon.

Cet extrait nous permet donc de mettre en évidence une asymétrie linguistique qui reflète une hiérarchie sociale consistant en trois rangs principaux : le CP, le SP et les autres membres de la patrouille. Dans le chapitre 6 j’étudierai de plus près différents comportements discursifs du point de vue du profil interactionnel. Sans vouloir anticiper les résultats de l’analyse, il me semble important de souligner ici le caractère relatif d’un rôle social dont la performance interactionnelle dépend autant du locuteur que des autres participants de l’interaction verbale. Autrement dit, des locuteurs différents accomplissent leur rôle de façon différente. Dans cette mesure, notre analyse des comportements discursifs a un caractère provisoire et sera approfondie plus loin.138 Néanmoins, l’analyse de cet extrait me semble indispensable du point de vue de l’asymétrie linguistique : selon leur position hiérarchique les scouts se comportent différemment. L’ordre hiérarchique ne correspond pourtant pas forcément à celui exprimé par l’asymétrie linguistique dans la mesure où, comme l’a montré l’analyse, une personne de moindre importance sociale se montre plus autoritaire par son comportement discursif que le supérieur. Au lieu de traduire la hiérarchie sociale sur un plan interactionnel, les interlocuteurs se laissent plutôt influencer par celle-ci et l’interprètent chacun à sa façon. Dans cette perspective, même les chefs de troupe, pourtant bien absents pendant les réunions scoutes, influent sur les interactions, puisque les scouts font allusion à eux.

Notes
136.

Enoncé non enregistré, mais cité d’après mon souvenir.

137.

Ce constat implique par ailleurs que les autres membres de la patrouille ne soient pas particulièrement présents dans cet extrait.

138.

Voir chapitre 6, Le rôle du CP, rôle « imposé » par le cadre scout.