Le rôle des chefs de troupe

En parlant des chefs de troupe, Corentin joue sur l’autorité de ces derniers sur les scouts. En effet, les chefs, responsables de la troupe entière, constituent l’instance dirigeante. Leur importance ne laisse pas les scouts insensibles. Ainsi s’explique le fait que, malgré leur absence pendant les réunions, les chefs demeurent un sujet de discussion récurrent. Selon les occasions, par exemple pour mettre de la pression sur les membres de la patrouille, il est fréquent qu’un scout évoque les supérieurs. Les occurrences où les chefs sont critiqués sont très rares, mais existent :

Extrait n°1 (27-2-2004 : l. 2085-2089) :

1 C : vous pensez quoi de Nicolas
2 M : Nicolas/
3 An: une grosse merde
4 M : fais gaffe
5 C : il passera pas à XXX de retard

Pour sa critique très expressive du chef de troupe (3), Anatole est tout de suite réprimandé par son supérieur (4). Même si les scouts désapprouvent le fait que leur chef ne passe pas les voir pendant leur réunion, l’insulte d’Anatole va trop loin et n’est pas acceptée. Ce n’est pas un hasard si c’est le CP qui met immédiatement fin à l’attaque contre le chef ; non seulement il rappelle ses scouts à l’ordre, mais il veille aussi à ce que les supérieurs, et ainsi la hiérarchie elle-même, soient respectés.

La plupart du temps, les scouts expriment leur admiration pour leurs chefs. Cela semble normal puisque les chefs sont les garants de la vie en troupe et la partagent avec les scouts. L’extrait suivant montre comment la valorisation des supérieurs peut s’exprimer. Les scouts prévoient le camp d’été et parlent des chefs qui les accompagneront.

Extrait n°2 (24-4-2004 : l. 1351-1352) :

1 B : franchement ils sont sympas eux c’est trop bien qu’ils viennent au camp de
2 C : ah oui c’est trop de la balle qu’ils se ramènent (.) oh là là (.) là on se maRRait bien

La sympathie que les scouts éprouvent pour leurs chefs et leur approbation à leur venue sont d’abord énoncées sur un plan lexical : les chefs eux-mêmes sont caractérisés comme « sympas » (1), et le fait qu’ils viennent au camp est accueilli par des expressions d’enthousiasme « trop bien » (1), « trop de la balle » (2). Que les deux locutions soient précédées de l’adverbe trop s’explique aussi bien par la signification même de l’adverbe qui permet de donner une valeur superlative que par l’effet de répétition délibérément recherché et que nous avons déjà constaté à plusieurs reprises : afin de renforcer le contenu de l’énoncé précédent, il arrive en effet fréquemment que le locuteur suivant reprenne en partie quelques formulations.

Un autre adverbe, « franchement » (1), est employé comme marqueur d’insistance qui donne de l’intensité à la déclaration. L’interjection « oh là là » (2) produit un effet d’enthousiasme, comme si le locuteur interrompait son énoncé pour s’imaginer le camp avec les chefs. En effet, Corentin arrive à la conclusion qu’« on se maRRait bien » (2), ce qu’il souligne par des moyens prosodiques.

Une autre façon de faire valoir les chefs consiste à relater des histoires. Nous avons déjà rencontré cette coutume et nous avons jugé qu’elle était un moyen efficace d’affirmer la cohésion du groupe.139 Comme dans l’extrait cité plus haut, nous retrouvons ici les caractéristiques de la langue de proximité (Nähesprache, Koch & Österreicher, 1990) dont l’objectif est de rendre l’épisode raconté le plus vivant possible. Le contexte est le suivant : comme dans l’extrait que l’on vient d’analyser, les scouts parlent des chefs qui passent probablement le camp d’été avec la troupe.

Extrait n°3 (17-1-2003 : l. 769-786) :

1 An: y a qui d’autre
2 M : il y a François Bariton
3   [p.3s]
4 Al: (rit) il s’est fait casser le week-end (rit)
5 M : juste le verre d’eau t’sais
6 Al: il a fait que se XXer=
7 M : =tu sais pendant le dîner il y avait une raclette il te lâche un énorme rot tu sais
8 An : (RIT)
9 M : il y a Manuel tu sais il lui dit la prochaine fois (.) il commence à remplir son verre à au tiers tu sais (.)
10 An : (rit)
11 M : il lui dit la prochaine fois que tu rotes je te balance le verre (.) ce blaireau il a reroté il a pris son verre et il lui a jeté à la gueule
12   [ rires ]
13 M : il était trempé
14 An : super week-end merci↑
15   [p.3s]
16 X : allez hop c’est la XX
17 M : c’est pas mauvais bah tu sais c’est ça le week-end HP t’sais
18 Al: tu verras plus tard c’est pas mal euh

Le but de cette anecdote est de montrer aux autres membres de la patrouille à quel point Maxime et Alexandre se sont amusés avec les chefs. Même si tous les chefs ne sont pas présentés comme des héros, l’aspect essentiel est la bonne ambiance qu’ils savent diffuser. Dans cette perspective, les rires jouent un rôle important. D’un côté, le souvenir de l’incident fait rire Alexandre (4) et de l’autre, l’épisode raconté fait rire les autres scouts (8, 10, 12). Comment parviennent-ils alors à rendre l’histoire vivante et captivante ?

D’abord, Alexandre et Maxime se contentent de quelques allusions (4-6). Elles sont certes suffisantes pour eux puisqu’ils se souviennent nécessairement de la situation, mais elles éveillent en même temps l’intérêt des autres garçons. Puis, Maxime fait grand usage de moyens langagiers l’aidant à rendre son récit le plus expressif possible. Par exemple, il emploie très souvent le marqueur d’attention « tu sais » (5, 7, 9, 17), invitant ainsi constamment ses interlocuteurs à s’imaginer la scène. Il inclut des termes expressifs comme « un énorme rot » (7) ou « ce blaireau », « la gueule » (11) dans une parataxe qui enchaîne les scènes vécues de façon énergique. Ses énoncés sont construits à partir de syntagmes qui, très souvent, ne sont liés l’un à l’autre que par le contexte et qui suivent le fil des souvenirs de Maxime (7, 9, 11). Notons que nous avons déjà rencontré ce type de parataxe dans d’autres extraits.

Une technique que nous n’avons pas encore trouvée jusqu’ici, mais qui est très utilisée en français comme en allemand (Günthner, 2002), est l’emploi du discours rapporté : tout en indiquant qu’il s’agit d’un discours rapporté (il lui dit, 9, 11), Maxime répète le discours direct sans employer de conjonction. Grâce aux mini-pauses, il arrive à structurer ses énoncés et à marquer la fin du discours rapporté. Son expressivité compense un manque de clarté : lorsqu’il raconte la chute de l’épisode, Maxime appelle le chef qui a roté un blaireau, puis se réfère à lui avec le pronom personnel anaphorique il. Tout de suite après, dans le syntagme suivant, il emploie le même pronom, mais cette fois-ci il désigne l’autre chef. Quoi qu’il en soit, le fait que tout le groupe éclate de rire bien avant que Maxime n’ait terminé son énoncé prouve que le peu de détails qu’il donne et les éléments langagiers qu’il emploie suffisent pour permettre aux garçons de s’imaginer la scène.

Enfin, la fin de l’extrait est aussi intéressante du point de vue de la hiérarchie. Les derniers énoncés constituent en quelque sorte la conclusion à laquelle parviennent les deux supérieurs à l’issue de cette histoire. Ils soulignent encore une fois le plaisir que l’on peut avoir avec les chefs, mais suggèrent aussi que l’avantage de passer du temps en petit groupe avec les chefs est réservé aux scouts supérieurs. Ainsi, cet extrait exprime deux aspects importants des relations entre chefs et éclaireurs : premièrement, les scouts admirent leurs chefs et deuxièmement, la référence aux chefs est utilisée afin de rappeler le principe de hiérarchie à l’intérieur même de la patrouille.

Notes
139.

Voir chapitre 4, Raconter de vieilles histoires: un moyen de susciter la cohésion du groupe.