Chapitre 5. Les activités discursives

Après avoir mis en évidence les caractéristiques du style communicatif qui expriment l’identité du groupe, je vais maintenant examiner le type d’interaction lui-même.

Comme les données ont été circonscrites aux réunions, il n’est pas possible de comparer les styles employés dans les différentes situations de la vie scoute (camp de Pâques ou d’été, week-end de patrouille, etc.). En revanche, il est possible d’analyser le rapport qui s’établit entre le type d’interaction (la réunion) et le style communicatif. Dans cette perspective, ce chapitre étudiera les particularités langagières émergeant au cours des réunions et dépendant du type d’interaction.

Dans le chapitre 1 j’ai montré que l’idée, même vague, que l’on se fait du type d’interaction dans lequel nous somme pris « nous guide dans notre processus discursif » (Bakhtine, 1984 : 288). Cette approche correspond à celle de Goffman (1987) selon laquelle les échanges verbaux dépendent de leur contexte. Ainsi nos activités discursives sont liées aux facteurs externes, c’est-à-dire au cadre de l’événement communicatif. Parmi ces facteurs se trouvent entre autres le cadre physique, les participants, leurs rôles en tant qu’interactants et les finalités de l’interaction (Traverso, 1999).

Pour notre analyse des réunions scoutes cela signifie plus concrètement que le style communicatif du groupe dépend des participants, du règlement du mouvement scout et des objectifs fixés pour les rencontres.141 Comme nous avons vu au chapitre 2, les réunions scoutes sont des moments-clés dans la vie d’une patrouille. Ayant lieu le soir, en général entre 19h et 21h, chez un membre de la patrouille, elles sont l’occasion de discuter des affaires de la patrouille. Selon le moment de l’année, les scouts distribuent les postes d’action, prévoient les activités de troupe et de patrouille, s’entraînent à des techniques scoutes comme le morse et préparent le prochain camp en réfléchissant aux installations, aux veillées et aux concus. En outre, chaque réunion constitue un moment convivial de dîner pris en commun. Les sujets de conversation reflètent ces activités interactionnelles : les garçons évoquent autant des sujets scouts que des sujets qui ne se réfèrent pas au scoutisme, comme par exemple la musique.142 L’objectif des réunions consiste à assurer un bon fonctionnement de la patrouille. Ce but est atteint d’un côté grâce à l’organisation de la vie de patrouille et, de l’autre, grâce au moment convivial qui garantit une bonne connaissance et une bonne entente entre les scouts.

Comment peut-on décrire maintenant les particularités langagières qui dépendent du type d’interaction et qui caractérisent par conséquent une réunion scoute ?

Dans le chapitre 1, nous avons discuté quelques approches visant à décrire les genres de l’oral que je préfère appeler des types d’interaction.143 En général, l’analyse doit considérer trois niveaux : le cadre externe qui détermine l’événement communicatif (niveau macro), les séquences qui se construisent autour des activités interactionnelles (niveau méso) et la structure interne des marques formelles exprimée par les activités discursives (niveau micro). Dans l’introduction théorique144 nous avons expliqué ces niveaux d’analyse et leur interdépendance en prenant l’exemple de la salutation : cette activité discursive qui se caractérise par plusieurs indices linguistiques s’inscrit dans l’activité interactionnelle qui consiste à discuter avec le père et dans le type d’interaction que représente la réunion scoute.

L’interdépendance entre le type d’interaction, les activités interactionnelles et les activités discursives fait que ces dernières possèdent un caractère rituel. Dans son étude sur les Arbeitsbesprechungen 145 , Meier évoque « les solutions routinières apportées aux problèmes structurels d’interaction » (2002 : 10).146 Il étudie comment s’effectue, au cours d’une réunion, la focalisation sur un sujet, comment les mesures de structuration sont prises, comment l’ouverture et la clôture de l’interaction fonctionnent, et quelles techniques sont utilisées pour poser des questions, faire des propositions, trouver des solutions et des compromis.

En linguistique française, la thèse de Traverso (1996) sur la conversation familière et celle de Sitri (2003) portant sur l’objet du débat étudient des questions très proches de celles qui nous préoccupent, malgré des objectifs de recherche différents. Traverso décrit la structure particulière de la conversation familière : en s’appuyant sur un corpus de conversations quotidiennes entre des proches, elle analyse les routines langagières lors de l’ouverture et de la clôture d’une conversation ainsi que l’organisation du corps de la conversation. Ce qui nous intéresse dans notre contexte, ce sont notamment ses observations sur les routines langagières, par exemple la salutation dont elle décrit les rituels caractéristiques. Traverso analyse également les échanges à bâtons rompus qui permettent l’instauration de thèmes. Elle montre comment ceux-ci sont proposés, interrompus, amplifiés ou clos et comment les enchaînements et les glissements de thème fonctionnent. Puisqu’il n’y a pas d’ordre du jour et que règne une certaine décontraction, l’introduction de ce que j’appelle sujet joue un rôle important pendant les réunions scouts – je m’y attarderai donc.

L’étude de Sitri (2003) va exactement dans la même direction en décrivant « à travers des microanalyses, (…) la manière dont surgissent, puis se transforment, les objets de discours » (2003 : 11). Si Sitri préfère la notion d’objet de discours à celle de thème c’est parce qu’elle juge cette dernière « problématique, en raison de l’hétérogénéité des définitions auxquelles elle donne lieu » (2003 : 31).147 La notion qui est au cœur de son analyse est définie de la façon suivante :

‘L’objet de discours est conçu ici comme une entité constitutivement discursive, et non pas psychologique ou cognitive : constitué de discours et dans le discours – discours où il naît et se développe mais aussi discours dont il garde la mémoire – il est là-même pris dans la matérialité de la langue. (Sitri, 2003 : 39)’

La notion d’objet de discours ne correspond pas à celle de sujet. Cette dernière qui fera l’objet de notre analyse se réfère en effet au contenu. Contrairement à l’objet de discours qui constitue une catégorie discursive, le sujet (de conversation) renvoie au niveau thématique. Néanmoins, quoique l’objectif final de Sitri se distingue du nôtre, son approche analytique qui consiste à décrire des récurrences formelles caractérisant le fonctionnement des entités discursives, c’est-à-dire les objets de discours, correspond bien à notre démarche qui cherche à étudier les routines langagières permettant l’introduction d’un sujet.

Dans ce contexte, l’activité discursive qui cherche à attirer l’attention constitue un cas particulier. Etant donné le grand nombre de scouts qui participent aux réunions (entre six et huit), la lutte pour le tour de parole et pour obtenir l’attention devient une activité centrale.

Outre ces activités discursives qui caractérisent le cours d’une réunion en général (l’ouverture, la clôture et la succession des sujets abordés), je décrirai trois autres activités discursives qui s’inscrivent dans des activités interactionnelles ayant lieu pendant les réunions scoutes.

D’abord, j’analyserai comment les scouts font des propositions. Cette activité discursive, qui ne doit pas être confondue avec celle visant à introduire un sujet de conversation, peut être encadrée par des activités interactionnelles telles que organiser les prochaines activités, faire le plan des installations ou chercher des idées pour la veillée. L’analyse montrera le rôle important que joue le contexte pour cette activité discursive en particulier. Ensuite, quelques activités interactionnelles, comme distribuer les postes d’action ou imposer des pompes peuvent susciter un désaccord. Dans ce cas, un locuteur essaiera de le surmonter grâce à des stratégies persuasives. J’analyserai donc les phénomènes langagiers et interactionnels qui déterminent cette activité discursive et je la discuterai dans le contexte de l’activité interactionnelle. Enfin, le désaccord est surmonté grâce à l’activité discursive consistant à se mettre d’accord ; cette activité sera étudiée à la fin du chapitre. Elle permettra de mettre en évidence le rôle de la hiérarchie, car, souvent, une solution est trouvée suite à une initiative prise par un supérieur.

En fin de compte, les observations faites grâce à la description des activités discursives qui se manifestent au cours des réunions scoutes contribuent à notre objectif principal : l’étude du style communicatif. Seront ainsi analysés dans ce chapitre les caractéristiques stylistiques dépendant du type d’interaction qu’est la réunion scoute.

Notes
141.

Voir chapitre 2, Les Scouts Unitaires de France, et surtout Les réunions et les dîners de patrouille.

142.

Lors de l’analyse des sujets dans le chapitre 2, Répartition des sujets, je parle des sujets de travail et des sujets de conversation.

143.

Pour une explication voir chapitre 1, L’importance du type d’interaction.

144.

Voir chapitre 1, Les activités discursives.

145.

Réunions de travail.

146.

C’est moi qui traduis: « Routinisierte Lösungen für strukturelle Interaktionsprobleme ».

147.

Cette approche analytique est incorporée dans l’objectif global, plus théorique, qui est la question de l’articulation entre le niveau des opérations et des processus linguistiques et le niveau des catégories discursives, c’est-à-dire langue et discours. Ici nous définissons discours en adoptant la définition courante en analyse de conversation selon laquelle « les conversations sont des formes de discours, dont la spécificité est d’être dialogués, c’est-à-dire échangés, et construits à plusieurs » (Kerbrat-Orecchioni, 1996 : 30). Par conséquent, nous n’approfondirons pas l’intérêt théorique du travail de Sitri qui consiste à observer l’articulation entre catégories de langue et catégories de discours.