Introduire un sujet

L’absence d’ouvertures qui précisent un ordre du jour déterminé indique le caractère souple et informel des réunions scoutes. Cette caractéristique demande aux scouts de trouver des moyens de structuration, ce qui implique entre autres l’introduction de sujets.

Cet aspect de la conversation a été étudié à plusieurs reprises. Se pose d’abord le problème de sa dénomination. Les chercheurs anglo-saxons qui ont abordé ce problème les premiers parlaient de topic (Covelli & Murray, 1980 ; Button & Casey, 1984 ; Crow, 2004). Cette notion a été reprise en langue française (Bertoud & Mondada, 1995). Néanmoins, la traduction du terme, thème, est également employée (Traverso 1996). Comme je l’ai déjà indiqué dans l’introduction de ce chapitre, Sitri (2003) crée et discute la notion d’objet de discours dont le champ d’application est pourtant bien plus vaste et plus complexe. Si nous empruntons ici le terme sujet qui n’est pas, à ma connaissance, employé dans ce contexte de recherche, c’est dans le sens de sujet de conversation, donc « ce dont il s’agit dans la conversation » (Petit Robert). Cette définition correspond à l’idée d’aboutness (Reinhart, 1982) et rejoint alors la signification qui est d’habitude attribuée au terme de topic et qui se réfère à l’aspect thématique.

De surcroît, on parle généralement de « proposer un topic » et non d’« introduire un sujet ». Néanmoins, j’ai décidé là encore de ne pas suivre la terminologie habituelle pour une raison liée à mon corpus et à sa description : j’insiste sur la différence entre l’activité qui consiste à introduire (proposer) un sujet et celle qui consiste à faire une proposition. Cette dernière activité discursive n’évoque pas un nouveau contenu, mais s’inscrit dans une activité interactionnelle qui appelle à évoquer des idées qui ne seront pas forcément développées dans la suite de la conversation.152 Afin d’éviter toute confusion entre ces deux activités j’ai décidé de parler ici d’introduction de sujet.

L’importance de cette activité ne doit pas être sous-estimée :

‘Topics are an essentiel – perhaps the essentiel – constituent of conversation for participants. “What was discussed” is readily observable and reportable, and is frequently more salient for participants than the order of speaking turns. Conversations are accomplished by unconscious ordering and shifting of topic lines. Recurrent strategies and styles enable participants to locally manage interaction together. (Covelli & Murray, 1980: 388)’

Les études autour du sujet/topic153 pour la langue parlée se concentrent sur deux approches distinctes qui seront toutes les deux prises en compte ici : d’un côté, l’analyse conversationnelle étudie les stratégies conversationnelles qui permettent le maintien, le développement et la rupture thématique ; et de l’autre, les travaux sur la syntaxe de l’oral décrivent les phénomènes relatifs aux processus de thématisation (Berthoud & Mondada, 1995 : 278).

Comme nous l’avons montré plus haut, les réunions scoutes n’ont pas d’ordre du jour pré-établi qui fixerait le déroulement thématique ; de surcroît, elles se caractérisent par une alternance de sujets de travail et de conversation.154 L’enchaînement des sujets est variable et se détermine au cours de l’interaction. Dans ce sens, ce type d’interaction ressemble aux conversations informelles au cours desquelles les sujets sont « introduits et traités selon les occasions qui se présentent au fil de l’interaction » (Berthoud & Mondada, 1995 : 281).

L’extrait suivant est un bel exemple de l’absence apparente de fil conducteur et montre à quel point le déroulement thématique d’une réunion est sujet à négociations et se décide au cours de l’interaction :

Extrait n°1 (23-4-2004 : l. 435-444) :

1 M : un pack de jus de fruits qui était dans mon placard
2   [rires]
3 C : très concret
4 M : et je l’ai mis au congel
5 G : dans mon panier
6 An: (rit)
7 C : très intéressant (.) bon (.) alors (.) deux étages on peut faire le même style que l’année dernière
8 M : on fera un plan là quand on sera installé là tout à l’heure
9 G : comme nous l’année dernière
10 M : euh si vous voulez du coca vous pouvez vous servir (…)

Premièrement, on constate qu’un énoncé (1) peut être jugé insignifiant et ennuyeux (3, 7) bien qu’il fasse rire quelques personnes (2, 6). Ainsi, au bout d’un moment, Corentin essaie de changer de sujet grâce à deux mini-pauses et à un marqueur de structuration « bon » et surtout grâce à l’ouvreur « alors » (7). Très précisément, il s’agit ici du passage d’un sujet ordinaire à un sujet qui se réfère aux affaires scoutes. Cependant, le changement de sujet est refusé explicitement, du moins renvoyé à plus tard (8). Comme cet appel n’est pas immédiatement entendu par les autres (Grégory continue à réfléchir aux installations, 9), Maxime essaie à nouveau de changer de sujet, d’une manière implicite cette fois-ci, en invitant les autres à se servir à boire (10).

Comme il n’y a pas d’ordre du jour, les interlocuteurs sont obligés de prendre l’initiative et d’introduire les sujets dont ils souhaitent discuter, ce qui peut se révéler difficile. Dans ce qui suit, j’analyserai les formes linguistiques récurrentes, les formes discursives et d’autres phénomènes qui permettent l’introduction d’un sujet.

Notes
152.

Ceci vaut aussi naturellement pour les sujets de conversation qui ne sont pas obligatoirement suivis ou approfondis après être introduits.

153.

Par la suite je parlerai donc de sujet.

154.

Voir chapitre 2, Répartition des sujets.