Formes linguistiques récurrentes

Les marqueurs discursifs

Avant de pouvoir étudier l’emploi des marqueurs discursifs il est nécessaire de définir cette catégorie qui a fait, depuis le travail pionnier de Gülich (1970), l’objet de multiples études linguistiques,155 mais dont la dénomination n’est pas uniforme.156

Généralement, on attribue à cette catégorie les caractéristiques suivantes :

  • Les MD [marqueurs discursifs] appartiennent aux classes mineures et ils sont morphologiquement invariables.
  • Ils ne contribuent pas au contenu propositionnel des énoncés et c’est pourquoi leur présence ou leur absence ne modifie pas la valeur de vérité des énoncés auxquels ils sont joints.
  • Ils ont tendance à constituer des unités prosodiques indépendantes, si bien qu’ils sont en général extérieurs à la structure de la phrase.
  • Ils sont optionnels sur le plan syntaxique, c’est-à-dire que, dans les cas où ils sont joints à un énoncé, leur absence n’entraîne pas une agrammaticalité. De plus, ils n’entrent pas dans une structure argumentale et ils ne peuvent occuper différentes positions par rapport à un énoncé, s’ils ne sont pas utilisés comme mots-phrases.
  • Ils jouent un rôle au-delà de la phrase et ils relèvent de la macro-syntaxe du discours. (Dostle & Pusch, 2007 : 3-4)

Malgré ces précisions utiles, ces définitions restent insuffisantes, car elles se réfèrent globalement aux catégories linguistiques traditionnelles. Or, ce qui rend le classement de ce phénomène difficile, c’est entre autres la variété de formes, propres à l’oral, qui ne peuvent pas, par conséquent, être regroupées sous des catégories grammaticales classiques. Les marqueurs discursifs se caractérisent au contraire par le fait qu’ils changent de catégorie, qu’ils quittent leur catégorie initiale (Dostle & Pusch, 2007 : 4). Ainsi le marqueur tu vois ne constitue plus une expression verbale ; mais en tant que marqueur discursif ne fonctionne plus comme une conjonction.

Les marqueurs discursifs appartiennent à la langue parlée et leur fonction dépend de la situation de dialogue. Dans le sens d’une « ponctuation parlée » (Gülich, 1970 : 301) ils servent de points d’orientation qui aident à la fois l’interlocuteur à mieux comprendre la structure et le sens de l’énoncé, et le locuteur à formuler et à se positionner par rapport à son message. Leur fonction se situe alors au niveau interactionnel157 et consiste à garantir l’efficacité des échanges conversationnels. Comme cette caractérisation est très large, je choisis d’inclure également dans ma classification des marqueurs discursifs les interjections (par exemple ah, euh).

Plusieurs études ont traité de l’importance des marqueurs dans des énoncés visant à introduire un sujet. Dans sa thèse, Gülich décrit un groupe de marqueurs qu’elle juge caractéristiques de cette fonction : eh bien, mais, alors, tu sais, tiens (1970 : 134-144). Dans le contexte du métalangage, Berthoud et Mondada soulignent le rôle des marqueurs phatiques, comme oh dis, dis donc ou tu sais, influant sur la relation d’interlocution (1995 : 289-291). Enfin, Sitri (2003) étudie le caractère « paradoxal » des marqueurs parce que et alors : tandis que le premier marque « un endroit où le discours, tout en se poursuivant, prend une autre orientation : une bifurcation dans l’espace du discours », le deuxième, par sa valeur anaphorique, marque à la fois la clôture et l’enchaînement (2003 : 168). De plus, elle montre comment les marqueurs donc et c’est-à-dire marquent le passage à un objet de façon implicite, par un changement graduel d’orientation thématique (2003 : 168-171).

L’analyse de l’emploi des marqueurs discursifs dans les énoncés introduisant un sujet, tels qu’ils apparaissent dans nos données, nous apprend principalement deux caractéristiques propres aux marqueurs : d’abord, contrairement à la définition de marqueurs que proposent Dostle et Pusch (2007 : 4, voir plus haut), les marqueurs employés dans le contexte d’introduction de sujet ne semblent pas avoir perdu leur valeur sémantique et, par conséquent, ils contribuent bien au contenu propositionnel de l’énoncé. Ensuite, il est rare de trouver dans les énoncés en question l’emploi d’un seul marqueur. Bien souvent, les locuteurs combinent et enchaînent plusieurs marqueurs au début de leur énoncé.

Un premier groupe de marqueurs discursifs apparaissant dans les énoncés introduisant un sujet indique une transition thématique ; c’est-à-dire qu’ils expriment par leur valeur sémantique le passage d’un contenu à un autre. Ce faisant, certains marquent une rupture thématique, comme dans l’exemple suivant :

Extrait n°1 (23-4-2004 : l. 489-495) :

1 M : oui mais genre même si t’as une tartiflette un truc du genre&
2   [sonnerie de téléphone]
3 M : &que tu fais normalement dans une gamelle voilà t’as un four tu fais au four c’est meilleur
4   [sonnerie de téléphone]
5 M : voilà euh autrement (.) les trucs qu’il faut innover c’est au niveau de la table et au niveau de la tente
6 An: oui la table faut=
7 G : =non mais la tente à mon avis tu vois comme l’année dernière (.) deux bancs et sur les côtés là où il y avait toi et Alexandre (.) de l’autre côté tu fais les autres trucs

Cet extrait montre d’abord qu’une interruption venant de l’extérieur n’entraîne pas forcément un changement thématique. La sonnerie de téléphone semble être en effet une coupure insuffisante, car la première fois, Maxime continue son énoncé sans rupture syntaxique et, après la deuxième sonnerie, il annonce le passage à un nouveau sujet à l’aide de trois marqueurs : voilà clôt l’aspect thématique précédent, euh marque l’hésitation et autrement fonctionne comme le marqueur de transition. En dehors de l’interjection, qui n’a pas de signification, les deux marqueurs gardent la signification propre à leur équivalent grammaticalisé. Ainsi, l’enchaînement des trois marqueurs exprime d’une manière très logique le processus d’introduction d’un sujet tout en assurant la fonction interactionnelle des marqueurs.

D’autres marqueurs discursifs, tout en préservant la signification du mot de départ, indiquent également une coupure thématique ; l’extrait suivant en montre un exemple :

Extrait n°2 (16-5-2003 : l. 110-117) :

1 M : =elle m’a dit il est en Angleterre j’ai dit il rentre quand (.) elle m’a dit mercredi j’ai dit la semaine prochaine elle me dit oui(.) bah moi j’ai compris que c’était mercredi prochain
2 X : bah ça se trouve elle avait pas compris la date donc quand tu lui as dit
3 M : ok (.) ok ok
4 Al: sinon euh oui et puis le sinon Maxime pour le retour/(.)
5 M : de/
6 Al: de quand on a quand on a fait demi-tour/
7 M : oui
8 Al: t’en penses quoi toi plutôt/

Avec l’énoncé d’Alexandre à la ligne 4 le sujet de conversation change. Le marqueur sinon introduit ce changement thématique grâce à sa valeur sémantique qui dérive de celle de la conjonction. Il n’est d’ailleurs guère surprenant que les expressions sinon et autrement, que le Petit Robert envisage comme des synonymes malgré leurs fonctions différentes de conjonction et d’adverbe, expriment le même contenu en tant que marqueurs discursifs.

Cet exemple d’introduction de sujet contient également plusieurs marqueurs. Leur succession ressemble à celle de l’extrait précédent : après le marqueur sinon viennent deux autres marqueurs qui expriment une hésitation : euh, oui. Le marqueur et puis complète l’énumération ; sa valeur sémantique ressemble à sinon et autrement bien qu’elle manifeste plus un ajout qu’une nuance de contraire. La combinaison des deux sortes de marqueurs semble caractéristique. Tandis que certains marqueurs (euh, oui, et aussi ah, et, bon, bah) permettent au locuteur de structurer son énoncé, d’autres marqueurs (autrement, sinon, et puis, comme aussi, d’ailleurs, donc, mais) annoncent aux interlocuteurs l’introduction d’un nouveau sujet et fonctionnent alors comme marqueurs de transition. Cette différence caractéristique parmi les marqueurs discursifs explique pourquoi un énoncé visant à introduire un nouveau sujet contient souvent plusieurs marqueurs.158 La diversité des marqueurs de transition s’explique par le fait que, bien qu’ils changent de catégorie grammaticale, ils gardent en partie leur valeur sémantique. Malgré leur fonction commune qui consiste à introduire un nouveau sujet, ils expriment des nuances sémantiques.

Notes
155.

Entre autres : Fernandez (1994), Gülich & Kotschi (1996), Bruxelles & Traverso (2001).

156.

Chanet (2004) donne un aperçu des dénominations et définitions possibles.

157.

Pour cette raison Andersen parle de « marqueurs d’interaction » (2007 : 13).

158.

Cette observation résulte certes aussi du fait que nous comptons les interjections parmi les marqueurs discursifs.