Le pronom démonstratif ça bénéficie d’un emploi fréquent dans la langue parlée en général. Jeanjean (1982) conteste pourtant qu’il ait le statut d’un mot passe-partout qu’on voudrait parfois lui attribuer vu ses multiples fonctions. Au-delà de ses fonctions grammaticales, je m’intéresse ici plutôt à ses effets stylistiques dans le discours.
Les scouts l’emploient pour mettre un accent et pour donner une structure claire à leurs énoncés. Le schéma le plus simple, qui est très fréquent, est le doublement du pronom démonstratif, plus précisément la reprise du pronom tonique par la forme atone en combinaison avec le verbe être :
Dans un contexte de persuasion, ces énoncés expriment des positions très claires. Ainsi, ils permettent au locuteur de se mêler à la discussion tout en ayant de bonnes chances d’être entendu. L’emploi du démonstratif ça se prête à ce contexte puisqu’il reprend un contenu qui serait probablement trop long pour être répété. La brièveté de l’énoncé garantit en outre que l’adjectif qualificatif porte l’accent.
Lorsque le locuteur cherche à énoncer le contenu explicitement, le démonstratif ça peut servir de clitique dans une construction disloquée (Gadet, 1989 : 171). Celle-ci contribue à rendre la structure de l’énoncé plus compréhensible. Il y a deux schémas possibles ; soit le sujet précède le pronom démonstratif (dislocation à gauche, comme c’est le cas dans l’extrait n°1), soit le pronom démonstratif précède le sujet qu’il remplace (dislocation à droite, comme dans l’extrait n°2).
L’extrait n°1 s’inscrit dans l’activité interactionnelle qui consiste à faire le plan des installations. Plus précisément, les scouts discutent de l’arrangement des installations de toutes les patrouilles :
Extrait n°1 (16-5-2003 : l. 259-265) :
1 | Al: | moi ce que j’aimerais bien c’est que X soit au milieu et toute la troupe soit autour tu vois ce que |
2 | X : | oui ce serait bien |
3 | M : | oui ce serait bien |
4 | X : | autrement c’est la galère ceux qui sont à: ceux qui sont à cent mètres plus que les autres le matin toujours en retard et tout |
5 | Al: | oui c’est la galère |
6 | M : | c’est trop chiant ça |
7 | Al: | XXX un truc en étoile ça pourrait être super euh (.) mais faut XXX aux chefs je pense que ce qu’ils veulent faire parce que de dire ce qu’on peut pas XXX bon |
Le démonstratif est employé ici de deux façons différentes. Premièrement, il est employé à la ligne 6 selon le même schéma que celui décrit plus haut : il résume le contexte précédent, en l’occurrence il se réfère au scénario qui vient d’être imaginé au cas où les scouts renonceraient à une disposition de leurs installations en forme d’étoile (4). Deuxièmement, il est employé à la ligne 7 dans une construction disloquée : Alexandre reprend son idée évoquée plus tôt (1). Comme les scouts ont entre-temps imaginé un autre plan, il est obligé de reformuler explicitement son idée « un truc en étoile ». L’accent est alors mis sur ce contenu qui est ensuite repris par le démonstratif ça.
Le deuxième extrait témoigne d’un ordre des mots différent qui s’explique également par le contenu. Ainsi l’accent est mis non sur le sujet repris par le démonstratif, mais sur l’objet direct. Le contexte est le suivant : les scouts discutent toujours de la préparation du camp ; concrètement, ils doutent de l’efficacité du remède contre les tiques préconisé par leurs chefs. Ils plaident quant à eux pour de l’éther qu’ils espèrent obtenir à la pharmacie :
Extrait n°2 (16-5-2003 : l. 806-812) :
1 | M : | &quand tu connais un peu tu sais ça suffit euh |
2 | X : | oui |
3 | M : | je m’arrangerai pour a-= |
4 | X : | =X aussi si ça marche |
5 | M : | parce que moi franchement |
6 | An: | oui mes parents aussi ils connaissent une pharmacie |
7 | M : | non parce que franchement moi ça me gave quoi les trucs des chefs t’es |
L’emploi du démonstratif dans une fonction de clitique se trouve à la ligne 7 : le démonstratif précède le sujet qu’il remplace (les trucs des chefs). L’accent porte sur le pronom tonique, lui-même en position disloquée. En mettant les mots dans cet ordre, le locuteur insiste sur son propre énervement. La raison de cet énervement, moins importante, peut être exprimée, grâce au pronom ça, à la fin inaccentuée de l’énoncé.
Afin de reprendre un contenu de façon simple et rapide, le démonstratif ça est aussi souvent employé à la place du pronom personnel objet neutre atone. Sous sa forme le, il est quasiment absent dans nos données. Sa fonction est entièrement assurée par le démonstratif qui permet de mettre l’accent sur l’objet tout en le reprenant par un pronom :
Les données contiennent une longue liste d’exemples qui témoignent de cet emploi. L’ordre des mots du troisième énoncé est inhabituel et, par conséquent, c’est le démonstratif qui porte l’accent. En général, le pronom démonstratif suit le syntagme verbal.
Utiliser de préférence le pronom tonique au pronom atone s’inscrit dans une évolution linguistique « normale » : puisque l’expressivité se manifeste surtout à l’oral, les formes atones sont remplacées par des formes toniques173. Reprendre l’objet par le pronom atone est probablement jugé insuffisant par le locuteur qui préfère mettre l’accent. Il n’est donc guère étonnant que, même dans les rares cas où le pronom atone est employé, il soit renforcé par ça :
En conclusion, dans le contexte de la persuasion, le pronom démonstratif ça permet aux scouts de formuler leur point de vue d’une façon rapide sans entrer dans des détails. Pour cette raison, son emploi est fréquent.
Voir par exemple l’évolution des pronoms personnels, Zink (1997).