Les réactions des autres scouts

Un phénomène général du style communicatif des scouts explique en partie leurs difficultés à se mettre d’accord : la rapidité des échanges empêche en effet souvent le locuteur de se faire entendre ou de terminer ce qu’il voulait dire. L’extrait suivant laisse apparaître les conséquences de cette rapidité dans ce même contexte de persuasion autour de l’attribution du poste de reporter :

Extrait n°1 (11-10-2003 : l. 239-251) :

1 M : non non il faut qu’on le fasse cette année parce que les sangliers il vont le faire
2 G : Quilien (en rigolant)
3 M : et oui et donc il faudra
4 B : qui (.) c’est qui qui le fera chez les sangliers/
5 G : c’est Quilien ça
6 C : il y a mon frère qui le fera j’crois
7 G : il le fera XX
8 M : non non ils le font tourner j’crois
9 G : c’est Quilien c’est Quilien qui le fait
10 B : si c’est X tu le prends et tu le X et tu le brûles
11 M : bien sûr
12 G : tu mets c’est Quilien qui le fait
13 M : et et c’est sûr il a dit qu’il venait ou Quilien

Au cours de cet extrait, chaque scout semble concentré sur son propre intérêt sans beaucoup réagir aux énoncés des autres. Maxime apporte un nouvel argument afin de mettre la pression sur sa patrouille (1), mais Grégory et Benjamin réagissent tous deux d’une façon qui oblige Maxime à interrompre ses efforts pour nommer un candidat pour le poste : Benjamin demande des explications (4) et Grégory fait une proposition qui n’est pas sérieuse (2). Les deux essaient donc d’écarter le sujet, mais surtout le synchronisme de leurs réactions et le fait que Grégory insiste sur sa proposition en la répétant cinq fois (2, 5, 7, 9, 12) empêchent de développer la question d’une manière efficace. Par conséquent, Maxime est contraint d’abandonner le sujet. La façon dont il poursuit l’interaction est d’ailleurs assez intéressante : il change de contenu, mais reprend le prénom de Quilien qu’avait proposé Grégory. Ainsi il arrive à mettre fin à l’initiative de Grégory, même si cela signifie qu’il est obligé d’abandonner la sienne. En conclusion, l’extrait montre bien comment la vitesse avec laquelle s’enchaînent les échanges empêche les scouts de discuter les arguments de façon concentrée.

Un moyen de se faire entendre, qui a déjà été décrit à propos de l’activité discursive consistant à attirer l’attention, joue également un rôle important ici : s’adresser à une personne précise en l’appelant par son prénom. Cette stratégie présente l’avantage de pousser la personne concernée à réagir. Afin de distribuer le poste de reporter, Maxime recourt à cette pratique et apostrophe la personne qu’il voudrait charger de ce poste. Et en effet, celle-ci, Anatole, réagit. Ainsi s’enchaîne un échange pendant lequel Maxime, assisté par Corentin, essaie de le persuader :

Extrait n°2 (11-10-2003 : l. 470-479) :

1 M : et Anatole qui est
2 An: j’ai du mal à écrire en français
3 M : oui mais là
4 G : mais si tu X tu le fais en anglais tu (rit)
5 M : à la limite tu écris en anglais voilà (.) tu tu mets tu mets tu mets après une moitié en français une moitié en anglais mais un truc bien et tout bien détaillé=
6 An: =non mais en plus jjj- j’écris y y a que moi qui arrive à me relire quoi je
7 C : c’est pas grAve
8 M : c’est au moins pour ça quoi je veux dire euh
9 C : tu fais non regarde même Quilien quand il arrive pas à le lire c’est pas très grave tu le refais et puis euh il y a un scout qui le tape sur l’ordinateur
10 An: moi moi je propose

Cette fois-ci, l’initiative de Maxime ne reste pas inaperçue, au contraire. Anatole doit tout d’abord y réagir, car c’est lui le destinataire et tous s’adressent à lui. Afin d’éviter d’être nommé reporter, Anatole se trouve des excuses peu crédibles (2, 6), qui suggèrent son manque de motivation et de sérieux. Ensuite, Maxime assisté cette fois-ci non seulement par son SP, mais aussi par Grégory, réfute ses arguments (3, 4, 7) et les dévalorise (5, 9). Anatole change donc finalement de tactique, passe à l’attaque et formule une proposition explicite (10) qui lui permet effectivement quelques énoncés plus tard de changer de sujet. Ainsi il arrive à désamorcer la proposition de Maxime qui le menaçait d’être chargé du poste. Si les prétextes et les excuses inspirent ceux qui essaient de persuader et les aident à trouver d’autres arguments, c’est en réalité en changeant de contenu qu’Anatole échappe aux initiatives des autres.

Il est évidemment plus facile de refuser le poste lorsque l’appel s’adresse à tout le groupe et que Maxime ne vise personne en particulier. Dans ce cas, les scouts se contentent de refuser le poste de façon catégorique par des tournures répétitives, « passe-partout », qui ne sont pas adaptées à un contexte précis et ne cherchent pas d’argument convaincant. Les plus fréquentes sont : « c’est trop laid », « c’est con » et « c’est nul ». Ces formulations ne sont pas forcément la preuve d’un manque d’imagination, elles s’adaptent surtout à la rapidité des échanges et évitent en même temps d’entrer trop dans les détails en « bloquant » la stratégie de persuasion. Néanmoins, comme le montre l’extrait suivant, cette stratégie peut être cassée :

Extrait n°3 (11-10-2003 : l. 778-779) :

1 G : non mais c’est impossible
2 M : non mais c’est trop possible (.) non mais tu peux faire un beau truc (.) c’est le truc de X

Maxime reprend exactement la structure de l’énoncé précédent, le même nombre de syllabes et presque les mêmes mots, mais il inverse le sens, tout simplement en remplaçant le préfixe « im » par l’adverbe « trop ». De surcroît, Maxime continue son énoncé en mettant en avant un argument puisque son objectif est la persuasion.

La répétition des formulations qui précèdent est un phénomène qui revient régulièrement et qu’on pourrait être tenté d’expliquer par la rapidité des échanges. Néanmoins, l’exemple qu’on vient de décrire montre qu’une répétition peut aussi inverser le sens de l’énoncé précédent. Et, dans l’extrait suivant, l’énoncé est repris, au moins en partie, par un locuteur qui refuse le poste et qui essaie ainsi de tourner en dérision les tentatives de persuasion :

Extrait n°4 (11-10-2003 : l. 763-764) :

1 M : non franchement ça serait bien que
2 An: ah franchement il faut s’investir

Anatole répète le marqueur phatique employé par Maxime dans l’énoncé précédent. Mais surtout, il reprend une formulation que le CP avait employée quelques minutes plus tôt (11-10-2003 : l. 702 : M : (…) franchement franchement il faut s’investir quoi). Le but d’Anatole consiste alors à échapper aux stratégies persuasives en imitant son supérieur.

Comme nous l’avons déjà indiqué plusieurs fois, les réunions scoutes ne se caractérisent ni par des discussions concentrées et ni par des efforts pour arriver au plus vite à une solution. Les garçons préfèrent s’amuser et essaient de faire rire les autres. L’élément social et convivial est bien plus important que l’exigence de « travail sérieux » propre à une réunion de travail.

Avant de clore ce sous-chapitre sur les stratégies employées pour refuser le poste de reporter, j’analyserai un extrait qui montre que les scouts résistent aussi aux tentatives de persuasion en tournant le sujet en dérision :

Extrait n°5 (11-10-2003 : l. 984-990) :

1 M : non mais non tu marques un peu plus quoi je veux dire tu fais un truc euh tu tu mets un truc euh tu mets tu positives quoi (.) faut que t’aies l’impression=
2 An: =tu marques pas négatif par contre
3 G : il faut pas trop positiver et puis après ça fait un peu phrase louche quoi
4 An: (rit)
5 M : non non ça c’est des conneries mais tu mets des trips tu mets euh c’est comme un rapport de raid quoi tu mets euh
6 G : un peu nul
7 An: après le bénédicité nous mangeâmes (.) après le repas partagé avec les

Cet extrait montre d’un côté les efforts de Maxime qui essaie, en s’appuyant sur des marqueurs, du métalangage et des arguments, de persuader les autres scouts de l’utilité et de l’attractivité du poste, et de l’autre les réactions d’Anatole et de Grégory qui déforment ses paroles et tournent en ridicule ses propos. Face à l’opposition des autres scouts, il n’est guère étonnant que les énoncés de Maxime expriment de l’hésitation ou même de l’incertitude ; le marqueur euh, ses multiples répétitions et le fait qu’il reproche aux autres de proposer des « conneries » en témoignent.

La façon dont Anatole et Grégory se moquent de l’initiative de Maxime est intéressante, car ils y parviennent grâce à des moyens langagiers. Ils jouent notamment sur les mots : si Maxime parle de positiver, Anatole l’empêche de développer et d’expliciter son idée, profite ensuite du fait que l’idée manque de clarté et de précision et, finalement, l’interprète volontairement mal. Lui et Grégory insistent sur leur propre interprétation afin de faire rire le groupe et de tourner en ridicule l’idée de Maxime. Celui-ci essaie pourtant de défendre son projet en le précisant grâce à des exemples concrets (rapport de raid). Mais de nouveau Anatole et Grégory y opposent leur refus et leur sens de l’humour : Grégory répond par une réaction qui rappelle les tournures « passe-partout » que nous avons discutées plus haut. Anatole a beau se référer au contenu, en choisissant avec le passé simple un registre très soutenu, il ridiculise le projet et le déclare en décalage avec leur style familier.

En conclusion, les énoncés qui cherchent à refuser les initiatives de persuasion témoignent d’autant d’imagination que de fermeté. Les scouts ne font aucun effort pour trouver des arguments pertinents, mais s’opposent catégoriquement grâce à leurs réactions rapides et originales. Certes, la rapidité des échanges et la facilité à changer de sujet rendent l’opposition plus aisée. Mais surtout, les deux partis, tout en restant inflexibles, font preuve d’humour et l’ambiance générale est bien plus détendue que sérieuse.

L’analyse suivante confirmera cette observation. Il s’agit toujours d’une tentative de persuasion de la part du CP qui essaie cette fois-ci d’imposer des pompes à un autre scout.