Se mettre d’accord

Bien que, en général, trouver une solution constitue une activité caractéristique d’une réunion, le nombre de décisions prises et d’accords trouvés au cours des réunions scoutes est bien inférieur à ce que l’on serait en droit d’attendre. Si, dans sa description de réunions, Meier (2002) consacre tout un chapitre à cette activité, les choses se présentent de façon différente pour les réunions scoutes. Comme le but des réunions scoutes ne consiste pas à prendre des décisions, la patrouille n’est pas obligée de se mettre d’accord. La priorité est accordée à la convivialité, ce qui implique que peu de problèmes sont évoqués au cours d’une soirée auxquels les scouts cherchent réellement une solution. Par conséquent, il n’y a que peu de discussions censées mener à des accords.

Par exemple, les échanges sur les installations au camp sont plus des embryons de discussion que des opportunités pour prendre des décisions définitives. Cet état d’esprit est bien rendu dans l’énoncé suivant :

Extrait n°1 (16-5-2003 : l. 1196-1205) :

1 M : franchement on dit ça mais on aura jamais le temps quoi
2 Al : oui y a pas beaucoup de temps mais si par hasard e:h t’sais il nous reste plein de temps
3 X : si par hasard
4 Al : oui vraiment par hasard mais t’sais tu tu mets
5 M : par hasard
6 Al : tu mets un piquet tous les quatre mètres et tu peux encore foncer dans la terre et puis toi tu mettras ça dans=
7 X : =c’est trop chiant en plus
8 Al : XX un truc quoiqu’il faut (.) oui mais c’est vrai au niveau non mais oui on verra
9 X : c’est bon on fera avec des fougères
10   [rires]

Par son commentaire, Maxime émet la réserve que, souvent, les projets développés au cours des réunions ne peuvent pas être réalisés lors du camp (1). Concrètement, il doute qu’ils aient assez de temps durant le camp pour réaliser la construction qu’ils sont en train d’envisager. La façon dont plusieurs scouts insistent avec humour sur la locution par hasard (2-5) suggère que leur projet ne sera que difficilement réalisable. L’énoncé d’Alexandre (8), constitué principalement de marqueurs, me semble symptomatique de cette sorte de discussion : dans une ambiance très décontractée, sans aucune pression, les scouts échangent leurs réflexions sans se sentir obligés de prendre une décision (on verra). En effet, les discussions autour des installations au camp qui ont régulièrement lieu lors de la troisième réunion de l’année ne visent pas vraiment à trouver de solution.

Néanmoins, certains échanges, notamment après un passage de persuasion, comme lors de la discussion sur le poste de reporter, se terminent par un accord.

Conformément au rôle qu’il joue dans ce contexte de persuasion – puisque c’est lui qui tente de persuader –, c’est bien au CP qu’il revient de prendre la décision à la fin. L’extrait suivant montre comment la longue procédure d’attribution du poste de reporter se termine ; Maxime occupe le poste de CP et Corentin celui de SP.

Extrait n°2 (11-10-2003 : l. 1099-1117) :

1 C : allez maintenant on s’en fout maintenant tu notes t’as les trois noms des trois personnes
2 V : moi
3 M : voilà
4 C : les trucs
5 G : moi je suis cuistot moi
6 C : après on passe à autre chose
7 M : si ça te dérange pas/
8 C : t’as qu’à
9 V : non XXX
10 C : t’as qu’à acheter un cahier
11 V : moi j’en ai un chez moi
12 M : oui un petit carreau un grand cahier un petit cahier c’a pas d’importance
13 V : oui
14 C : (…)
15 M : et puis tu fais un truc bien tu peux marquer au début tu marques cerf tu mets patrouille du cerf (.) tu fais un truc bien quoi
16 V : mh
17 M : tu euh tu fais comme tu veux quoi mais un truc qui qui tape quoi (.) pas un truc de merde quoi (.) voilà et puis tu racontes un peu tes impressions sur sur (…)
18 C : pas un truc de XX toute façon
19 V : oui

Il n’est certes pas évident de voir ici un accord. On trouve surtout des énoncés rapidement échangés et qui, du point de vue du contenu, ne se réfèrent pas forcément à l’énoncé précédent. Néanmoins, cet extrait contient bien les éléments décisifs qui mettent fin à l’activité interactionnelle.

Il y a d’abord l’initiative de Corentin qui, en tant que SP, n’était pas visé par l’initiative de Maxime. Corentin insiste pour clore le sujet et pousse son CP à mettre un terme à la discussion (1, 6). Ensuite le CP entérine la décision en s’assurant de l’accord du candidat choisi (7).177 Finalement, il est intéressant de voir que, bien qu’ils tiennent à clore le sujet, les deux supérieurs, Maxime et Corentin, continuent à donner des conseils au candidat (10, 12, 15, 17) : comme si Maxime n’avait pas eu l’occasion de vraiment expliquer le poste pendant qu’il essayait de persuader les garçons. Cette hypothèse semble d’ailleurs très plausible étant donné la vivacité des échanges et des réactions que nous avons étudiés dans le sous-chapitre précédent.

En conclusion, l’intervention d’un tiers, d’une personne non concernée était nécessaire pour arriver à une solution. En même temps, seul le CP est en mesure de prendre la décision – à la condition que le candidat choisi accepte. Si l’appel de Corentin prépare la fin de la discussion il faut toujours l’initiative de Maxime pour qu’elle soit définitivement close. La hiérarchie joue alors également son rôle quand il s’agit de se mettre d’accord.178

Le petit nombre de passages où la patrouille cherche un accord montre en effet comment le système hiérarchique détermine l’interaction. L’extrait suivant montre sans ambiguïté comment les accords peuvent même être imposés par le CP :

Extrait n°3 (27-2-2004 : l. 146-160) :

1 M : franchement si vous avez une idée pour pour&
2 B : &putain je crois je (…) ( rit )
3 M : &une activité vider une cave j’sais pas trop quoi (.) un truc euh
4 C : ah moi ce sera possible=
5 Q : =vente de gâtale
6 B : on fait une vente de gâteaux dans l’année ou pas/
7 Q : oui oui
8 M : vider une cave ou un travail déménagement un petit déménagement quoi
9 Q : on fait une vente de gâteaux dans l’année ou pas/
10 An : une vente du gâteau
11 M : vente de gâteaux non non=
12 G : =bah mais travailler travailler toute une demi-journée dans une cave aussi c’est
13 B : non mais ce serait vraiment trop bête qu’on peut faire une vente du gâteau on fait
14   []
15 M : =non mais vente du gâteau c’est un truc de gros XX quoi c’est trop laid quoi c’est du racket

Dans cet extrait, le CP appelle explicitement les autres garçons à faire des propositions (1, 3). Mais bien que plusieurs scouts soient d’accord pour faire une vente de gâteau (5, 6, 9, 10), leur idée est rejetée, pour la simple raison qu’elle déplaît au CP (11, 15). Ce qu’il est intéressant d’observer, c’est que deux scouts réagissent en posant une question adressée au CP (6, 9), au lieu de faire une proposition qui aurait pu être discutée ensuite. Ce comportement s’explique en partie par le fait qu’une vente de gâteau avait déjà été refusée plus tôt dans l’année et que Maxime précise sa question (3, 8) afin d’anticiper certaines propositions et d’en exclure d’autres. Mais il est remarquable que les scouts demandent l’autorisation au lieu de discuter les possibilités et qu’il suffise que l’idée déplaise à Maxime pour qu’elle soit refusée et abandonnée. L’action visant à se mettre d’accord se transforme en action de persuasion de la part du CP. Autrement dit, dans le cadre des réunions scoutes, le déroulement de l’activité discursive qui consiste à se mettre d’accord dépend des rôles sociaux. Ainsi, il est non seulement rare que des problèmes soit vraiment débattus et résolus, mais les quelques décisions qui sont prises ne le sont pas de manière démocratique.

Pour terminer l’analyse de cette activité discursive, je propose d’étudier un contre-exemple qui montre qu’un accord peut aussi être trouvé différemment. Dans l’extrait suivant, il se construit en effet progressivement et en co-production. Le contexte est le suivant : la patrouille cherche une idée pour la mise en scène de leur veillée au camp. L’extrait commence par la proposition de Xochiel de s’appuyer sur le thème de l’année qui est le chiffre treize :

Extrait n°4 (16-5-2003 : l. 2998-3015) :

1 X : oui c’est bon on fait une veillée n’importe quoi&
2 M : tu n’étais pas encore là toi
3 G : non
4 X : &le chiffre treize on se débrouille avec ça
5 M : les treize
6 X : euh ah
7 M : on peut dire
8 Al: on fait n’importe quoi il fallait treize objets ça peut être treize jeux treize chants etc tu sais
9 G : treize jeux treize chants
10 Al: non pas treize jeux et treize chants c’est treize jeux plus chants quoi
11 M : oui j’avais pensé ça
12 An: on fait un match de foot avec treize
13 M : treize épreuves ou j’sais pas quoi
14 Al: bah voilà les treize épreuves des machins truc chouette
15 An: ah oui d’après les douze travaux d’Hercule on fait les treize travaux d’Hercule
16 Al: trop fort
17 X : ah OUI vous connaissez pas le treizième travail d’HerCULE/
18 Al: ça pourrait être pas mal ça en plus quoi j’sais pas on remémore les douze travaux

Cette fois-ci, les scouts parviennent à trouver un accord tous ensemble ; les premiers énoncés (4-8) peuvent être interprétés comme un seul fil de réflexion qui aurait pu être prononcé par un seul locuteur :

« Le chiffre treize on se débrouille avec ça les treize euh ah on peut dire on fait n’importe quoi il fallait treize objets ça peut être treize jeux treize chants »

Ensuite, à la ligne 9, ce fil est quelque peu interrompu par la remarque de Grégory qu’Alexandre interprète comme un malentendu et qu’il corrige immédiatement (10). Maxime lui confirme qu’ils se comprennent bien et la recherche à plusieurs participants continue. Chaque énoncé ajoute un élément : Maxime reprend l’idée du chiffre treize évoquée par Anatole sous forme de match de foot à treize personnes (12, 13). Alexandre poursuit l’idée de treize épreuves (14), laissée en suspens par Maxime (ou j’sais pas quoi, 13) et, finalement, Anatole donne du contenu à l’expression d’Alexandre « des machins truc chouette » en proposant « les treize travaux d’Hercule » (15).

Les échanges sont aussi courts et précis que d’habitude. Ce qui assure le fil de la réflexion, ce sont quelques marqueurs de structuration qui signalent que le locuteur est en train de réfléchir (6), les formulations qui indiquent des propositions, comme « on peut », « j’avais pensé »179 et l’emploi des adverbes d’affirmation et de négation (10, 11). On constate qu’Alexandre, le CP, ne s’efforce pas seulement de trouver un résultat, mais qu’il a tendance à le formuler. Avant qu’Anatole n’ait exprimé son idée, Alexandre approuve l’idée de Maxime (14). Par les marqueurs « bah voilà », il exprime sa satisfaction devant cette proposition. Cela n’empêche pourtant pas Anatole d’ajouter un nouvel élément avec les travaux d’Hercule.

Finalement, on peut dire que l’accord est trouvé à plusieurs : une acclamation entraîne l’autre et, au bout du compte, l’idée est acclamée par tous (16-18). Les scouts soulignent cette unanimité par leur expressivité et leur enthousiasme. Ils acclament la proposition par des moyens verbaux (trop fort) et prosodiques (ah OUI (…) HerCULE) et, Alexandre, conformément à son poste de CP, souligne d’une manière « neutre » la valeur de l’idée et la soutient (18). Ainsi il formule explicitement le résultat et entérine l’accord.

En conclusion, cet extrait montre comment une patrouille peut parvenir à un accord de tous ses membres.

Notes
177.

En réalité, ils choisissent trois candidats : Valéry, Arno et Grégory, mais seul Valéry réagit de façon audible sur l’enregistrement et se sent concerné par les conseils de Maxime.

178.

Ce qui est d’ailleurs curieux c’est que lors de la réunion suivante en février 2004, le sujet de reporter est à nouveau abordé : Maxime doit constater que rien n’a été fait et que les personnes désignées ne se sont pas occupées du rapport. Cette observation souligne le caractère non obligatoire des décisions prises au cours des réunions scoutes.

179.

Voir ce chapitre 5, Faire des propositions.