Ouvrir la réunion

Comme je l’ai montré dans le chapitre précédent, les données ne témoignent que de rares exemples d’ouvertures explicites des réunions scoutes. Néanmoins, les autres scouts attendent du CP qu’il prenne les choses en main et organise le déroulement de la soirée. Il remplace en quelque sorte l’ordre du jour officiel ; dès son arrivée, il doit s’occuper de l’organisation de la soirée.

Année 2002/2003 ; Alexandre occupe le poste du CP.

Extrait n°1 (8-11-2002 : l. 162-194) :

1 Al: euh Anatole t’as apporté une pizza/
2 An: oui
3 Al: parfait (.) Armine t’as apporté quoi toi/
4 Ar: un gâteau
5 Al: un gâteau/ ok (.) un gâteau
6 G : oui j’sais pas
7 Al: oui (…) c’est normal alors aujourd’hui on va (.) comme les chefs ont demandé (.) de voir (.) la méthode de codage\
8 An: c’est-à-dire/
9 Al: le morse
10 X : le vigenère et tout ça=
11 Al: =et le vigenère
12 An: oh là là super
13 M : oh putain
14 X : t’as mis les codes avec et tout/
15 Al: ouais j’ai mis et puis il y a une table derrière
16   [p.3s]
17 An: euh remarque ça commence à être clair
18 Al: ah mais c’est tout simple euh
19 X : oui le vigenère c’est quand même un peu chaud
20 Al: oui mais il faut comprendre
21 X : ouais
22 Al: t’as la table derrière c’est bon il y a pas de problème avec les codes avec les trois codes derrière on aurait&
23 X : oui
24 Al: &pu trouver autre chose on trouve les quatre y a pas de problème (.) le morse euh toi tu dois tu connais/
25 X : oui oui
26 Al: Anatole tu connais le morse/
27 An: no:n je sais même pas si c’est pi ti ou ta
28 Al: (rit) il y a X et X tu veux qu’on rajoute/ (rit)
29 An: (rit) oui
30 Al: j’ai pas de stylo les tis c’est les points et les tas c’est les traits
31 An: ok\
32 Al: tu retiens un peu mieux fais voir/
33 An: ouais

Avant d’entrer dans les détails de l’analyse, je tiens à souligner que, malgré le changement de CP, la distribution des tours de parole ressemble à ce que nous avons constaté plus haut : l’échange type « ping-pong » entre la patrouille et son chef demeure ; comme Maxime, Alexandre prononce un énoncé sur deux.

Comment Alexandre ouvre-t-il alors la réunion ? Il s’occupe d’abord de l’organisation du repas. Par des questions directes et fermées, le CP s’assure que les autres ont apporté ce qu’on leur avait demandé (1, 3). A côté de lui, Grégory, qui vient pour la première fois, se sent obligé de se justifier de ne rien avoir apporté (6). Pour le mettre à l’aise, Alexandre le rassure en lui disant que « c’est normal » (7) et passe tout de suite à autre chose (7), ce qui suggère que ce n’est vraiment pas grave, puisqu’ils n’y prêtent plus attention. La réaction d’Alexandre est à la fois celle d’un organisateur et celle d’un grand frère qui s’occupe du nouveau membre du groupe. Il arrive à se comporter en même temps comme une personne responsable et comme une personne de confiance ainsi que l’exige le programme scout.

Après avoir organisé le repas, il annonce le programme de la soirée. Le fait qu’il précise aux autres membres qu’il s’agit d’une activité que les chefs leur ont demandé de faire (7) montre sa position intermédiaire entre celle des chefs et celle des autres éclaireurs. Dans ce contexte, la référence aux chefs sert de justification à Alexandre et lui permet d’anticiper les réactions des autres (12, 13). Comme les exercices qu’ils leur demandent de faire sont exigeants et un peu pénibles, Alexandre reprend le rôle du grand frère qui encourage ses scouts (18, 20), leur explique les exercices (22) et se renseigne auprès de chacun sur leurs connaissances (24, 26). Puis, « le grand frère » leur apprend gentiment le système du morse (28, 30) et s’assure qu’ils l’ont compris (32). Il évite toute marque de prétention et fait preuve d’une transparence qui permet aux autres de comprendre le but de son initiative d’une part, et qui instaure d’autre part une relation de confiance entre lui et le groupe ; par exemple, il avoue que le système qu’il a choisi n’est qu’une possibilité parmi d’autres (24).

Le fait qu’Anatole confie à Alexandre qu’il ne connaît rien au morse, bien qu’il soit membre de la troupe depuis un an, montre qu’Alexandre joue le rôle du grand frère avec succès. Les autres semblent lui faire confiance. Et Alexandre répond d’une manière appropriée à la confiance qu’on lui témoigne. Au lieu de blâmer Anatole pour son manque de connaissance, il montre de la compréhension en riant amicalement (28) et en essayant tout de suite de lui expliquer l’alphabet morse (28, 30). Comme il semble réellement soucieux d’apprendre à son groupe les techniques scoutes, il devient crédible.

L’analyse de cet extrait montre comment un CP peut réussir le « subtil mélange de chef (…) et de grand frère » (SUF, 2000 : 45) tout en remplissant les multiples tâches d’un CP : organiser le repas et le programme de la soirée, transmettre les demandes des chefs, prêter attention à chaque membre de la patrouille et leur apprendre les techniques scoutes, tout en étant une personne de confiance.

Année 2003/2004 ; Maxime occupe le poste du CP.

L’extrait suivant, enregistré également lors de la première réunion après la rentrée, mais un an plus tard, montre que le nouveau CP de la patrouille, Maxime, a plus de difficultés à exercer ses fonctions.

Extrait n°2 (11-10-2003 : l. 1-15) :

1 M : de toute façon oui on doit faire le planning (.) donc euh (.) de savoir ce qu’on les activités qu’on fera (.) d’abord je pense qu’on va essayer de faire un
2 G : quoi comme activité/
3 M : bah déjà tout ce qu’on va faire pendant l’année quoi je serai j’irai j’irai vraiment jusqu’à décembre
4 G : oui pour avoir l’argent/
5 M oui et puis voir des sorties faut avec des réunions tout ça
6 B : il y aura un truc de gâteau ou pas/
7 M : non
8 G : c’est marrant les gâteaux
9 M : non il y aura pas de vente de gâteaux dans la patrouille on n’est pas fan (.) c’est pas notre truc
10 G : (rit)
11 B : d’accord
12 M : non on va faire euh on va faire une une euh on va vider une cave
13 An: je crois aussi non/
14 B : on va vider quoi/
15 M : notre cave et il y aura une XX on fera sûrement (…)

Première constatation : l’interaction est moins équilibrée. Maxime a beau vouloir organiser le planning de l’année en patrouille (1), il n’arrive pas à faire participer les autres et demeure trop centré sur lui-même. Ce qu’il leur dit reste très abstrait (1, 3, 5), il semble avoir déjà tout prévu à l’avance, de sorte que les autres ne comprennent pas de quoi il parle (2, 4), ce qui les empêche de participer au planning. L’utilisation du pronom personnel de la première personne du singulier (1, 3) montre à quel point il se réfère à sa propre personne dans sa volonté de diriger et d’assurer l’organisation. Au lieu d’être ouvert aux propositions, il les bloque d’une manière brusque (7). L’objection de Grégory (8) est ainsi tout de suite rejetée. Le caractère résolu de la réaction de Maxime (non, 7, 9) et le fait qu’il parle à la première personne du pluriel font comprendre aux scouts que Maxime revendique le droit de parler au nom du groupe en exprimant son goût et les traditions de la patrouille (9, 12), comme s’il la personnifiait. D’un autre côté, le caractère déséquilibré de l’échange se retrouve aussi dans le comportement des autres. La façon dont Benjamin demande si une vente de gâteau était prévue, au lieu de formuler une proposition, prouve qu’il attend que Maxime prenne les décisions.

Ce qui nous intéresse ici, c’est l’interdépendance entre le comportement du CP et celui des autres scouts. Si l’attitude du CP oblige les garçons à accepter un rôle passif et à accepter ses idées (11), ils se contentent de leur côté de poser des questions et de se renseigner sur les activités déjà prévues (13, 14). Toujours est-il que le pronom possessif à la ligne 15 suggère que les activités prévues par Maxime sont en rapport direct avec lui : la cave que la patrouille devra vider appartient à sa famille.

Maxime arrive donc à assurer l’organisation sans qu’on puisse dire qu’il joue avec succès le rôle du chef qui anime le groupe. Car, s’il prend des décisions, il n’arrive pas à faire participer les autres à la prise de décision. Tout d’abord, il ne s’exprime pas assez clairement, ses énoncés manquent de transparence. En outre, il ne donne pas l’occasion aux autres de faire des propositions ; au contraire, il les décourage d’en faire, ce qui ne correspond pas non plus au comportement d’un grand frère.

Pourtant, il serait injuste de rendre Maxime seul responsable. Le problème me paraît plus complexe et résulte du fait que l’interaction tourne mal dès le début. Maxime ne semble pas du tout avoir eu l’intention d’entrer tout de suite dans les détails du planning. Il ne voulait qu’annoncer aux autres ce qu’il avait prévu pour la réunion. Mais au moment où les autres prennent l’initiative, Maxime semble avoir peur de perdre le contrôle de la situation, et par conséquent, il prend les rênes d’une manière trop rigide. Cette situation et le comportement adopté s’expliquent d’une part par l’inexpérience du nouveau CP, et d’autre part par un manque d’assurance des autres membres de la patrouille. Tandis que Maxime doit apprendre à diriger un groupe de huit garçons, ceux-ci attendent de leur CP qu’il anime la patrouille et qu’il gère la situation. Et en même temps, ils doivent trouver, de leur côté, leur place dans la nouvelle patrouille.

Plutôt que de juger lequel des deux garçons parvient le mieux à relever le défi du poste de CP, je conclus que les exigences de ce poste sont considérables et doivent être apprises. Comme l’apprentissage se déroule en interagissant, il dépend des membres de la patrouille et de leur interaction de rendre ce poste plus facile ou plus difficile à tenir pour la personne concernée. La distribution des postes d’action vient étayer ce constat.