Encourager les scouts à faire des propositions

Pour clore la comparaison entre les comportements des deux CP je propose d’analyser deux extraits pendant lesquels le CP anime son groupe, dans la mesure où il encourage les garçons à faire des propositions. Dans le premier extrait, qui nous sert de base pour l’analyse du comportement d’Alexandre, la patrouille cherche des idées pour la veillée qu’elle organisera au camp d’été.

Année 2002/2003 ; Alexandre occupe le poste du CP.

Extrait n°1183 (16-5-2003 : l. 2989-3015) :

1 Al: vous avez quoi XX des idées là j’sais pas n’importe quoi là tout ce qui va avec tout ce qui XX tout tout quoi
2 G : il y a quelqu’un qui peut jouer la musique/
3   [p.3s]
4 M : non on n’est pas obligé de faire euh
5 Al: de toute façon on a déjà fait ça
6 X : oui c’est clair
7 M : oui c’est
8 G : on l’a déjà fait/
9 Al: à une autre veillée c’était ça en fait en gros
10 X : oui c’est bon on fait une veillée n’importe quoi&
11 M : tu n’étais pas encore là toi
12 G : non
13 X : &le chiffre treize on se débrouille avec ça
14 M : les treize
15 X : euh ha
16 M : on peut dire
17 Al: on fait n’importe quoi il fallait treize objets ça peut être treize jeux treize chants etc tu sais
18 G : treize jeux treize chants
19 Al: non pas treize jeux et treize chants c’est treize jeux plus chants quoi
20 M : oui j’avais pensé ça
21 An: on fait un match de foot avec treize
22 M : treize épreuves ou j’sais pas quoi
23 Al: bah voilà les treize épreuves des machins truc chouette
24 An: ah oui d’après les douze travaux d’Hercule on fait les treize travaux d’Hercule
25 Al: trop fort
26 X : ah OUI vous connaissez pas le treizième travail d’HerCULE/
27 Al: ça pourrait être pas mal ça en plus quoi j’sais pas on remémore les douze travaux

Le contexte de cet extrait est donc la préparation de la veillée du camp d’été, un sujet qui a d’abord été évoqué par Maxime quelques minutes avant le début de l’extrait, puis abandonné. Concernant le comportement du CP, nous constatons que, au début de l’extrait, Alexandre revient au thème de la veillée et invite les autres à faire des propositions (1). La façon dont il formule sa demande est encourageante : il s’adresse à tout le monde et incite les garçons à faire des propositions en restant le plus vague possible (j’sais pas, n’importe quoi), soulignant par là qu’il est vraiment ouvert à toute proposition, ce qu’il exprime par une répétition insistante. Son initiative réussit. Grégory, le membre du groupe le plus jeune, prend la parole le premier pour faire une proposition, déguisée en question (2).

Dans l’échange qui suit, Alexandre se montre capable d’animer une discussion tout en restant discret. Une fois le sujet lancé, il n’est pas plus présent dans les échanges que les autres scouts. Il prête attention aux remarques et propositions des autres, il y réagit même si elles ne font pas avancer le processus de la réflexion et fait lui-même des propositions en reprenant certaines idées des autres.

Dans le chapitre 5 nous avons déjà souligné le rôle qu’il joue, en tant que CP, pour trouver un accord : Alexandre a tendance à résumer le processus de réflexion (17, 19, 23, 27) tout en approuvant les idées (23, 25, 27). De cette façon, il souligne son statut de supérieur.

En même temps, le comportement des autres membres de la patrouille est très favorable à ce processus. Le CP ne doit pas craindre que les garçons changent de sujet ; il n’a même pas besoin de répéter sa demande, autrement dit, de relancer son initiative d’animation. Les autres scouts s’investissent et garantissent par leur comportement que la patrouille trouve une idée de veillée. Les garçons réfléchissent et font des propositions, mais tout comme le CP, ils prêtent attention aux plus jeunes membres du groupe et réagissent à leurs commentaires.

Si les scouts parviennent ici à trouver une idée c’est en partie grâce au CP, mais aussi parce que toute la patrouille semble très motivée.

Année 2003/2004 ; Maxime occupe le poste du CP.

L’extrait suivant enregistré un an plus tard nous sert de comparaison ; il montre, au contraire, comment la tentative du CP d’amener sa patrouille à organiser une activité peut échouer et donc empêcher une prise de décision, malgré une patrouille visiblement motivée.

Extrait n° 2 (27-2-2004 : l. 146-167) :

1 M : franchement si vous avez une idée pour pour&
2 B : putain je crois je (…) ( rit )
3 M : &une activité vider une cave j’sais pas trop quoi (.) un truc euh
4 C : ah moi ce sera possible=
5 Q : =vente de gâtal
6 B : on fait une vente des gâteaux dans l’année ou pas/
7 G : oui oui
8 M : vider une cave ou un travail déménagement un petit déménagement quoi
9 Q : on fait une vente de gâteaux dans l’année ou pas/
10 An : une vente du gâteau
11 M : vente de gâteaux non non=
12 G : =bah mais travailler travailler toute une demi-journée dans une cave aussi c’est
13 B : non mais ce serait vraiment trop bête qu’on peut faire une vente du gâteau on fait
14   []
15 M : =non mais vente du gâteau c’est un truc de gros XX quoi c’est trop laid quoi c’est du racket
16 G : du racket/
17 B : c’est du RACKET/
18 M : c’est du racket euh vente du gâteau=
19 B : =mais non on vend de la bonne nourriture bonne nourriture
20 M : vente du gâteau ah c’est ah cent balles la XX
21 G : NON
22 B : NON je suis désolé bah on fait du racket

L’initiative préliminaire de Maxime par laquelle il invite sa patrouille à faire des propositions ressemble beaucoup à celle d’Alexandre au début de l’extrait précédent: Maxime s’adresse, comme Alexandre, à toute la patrouille et est apparemment ouvert à toutes les idées. Même s’il fait une première proposition en suggérant le type de travail auquel il pense, il n’impose aux garçons aucune restriction (1).

La première différence vient plutôt des autres garçons : l’énoncé de Maxime est interrompu par un membre du groupe, Benjamin, qui ne lui prête pas attention parce qu’il est toujours absorbé par l’idée des sacs plastiques dont il était question juste avant. Pourtant, Maxime arrive à imposer le sujet et à obtenir des réactions à sa demande (5-7). En même temps, nous constatons une deuxième différence qui paraît essentielle ; les énoncés se succèdent avec une très grande rapidité, comme en témoigne le grand nombre de chevauchements et d’enchaînements immédiats. Mais la raison principale qui fait échouer le processus de réflexion vient de la proposition faite par Quilien (5). Cette idée est en effet approuvée par toute la patrouille sauf par le CP qui la refuse catégoriquement.

Quelques scouts demandent au CP de faire une vente de gâteaux (6, 9), Anatole répète simplement l’idée (10). Si le fait de poser une question au CP souligne l’écart entre celui-ci et les autres membres, il est aussi intéressant de constater que, probablement à cause de la rapidité des échanges, leurs formulations sont très répétitives. Cela souligne en même temps l’insistance avec laquelle les scouts soutiennent leur idée. Encore une fois, nous constatons que les arguments sont rares, et c’est plus par leur rapidité et leur expressivité que les scouts essaient de s’imposer.

Le sujet de la vente de gâteaux avait déjà été évoqué une première fois au début de la réunion d’octobre.184 Maxime avait aussi immédiatement refusé l’idée. Mais contrairement à l’extrait ci-dessus, les autres scouts n’avaient pas protesté, mais accepté la position de Maxime de sorte que celui-ci n’avait pas eu besoin de prendre un air autoritaire pour s’imposer.

Ici, Maxime juge qu’une vente de gâteaux est « du racket » (15). Le reproche de chantage fait définitivement échouer toute tentative de discussion. Pris entre étonnement et indignation, les scouts ne se montrent plus vraiment disponibles pour réfléchir sérieusement et faire des propositions pour gagner de l’argent.

Le problème général du comportement de Maxime provient du décalage entre son invitation à faire des propositions et sa réaction face aux initiatives de ses scouts. Même s’il pose une question très ouverte, il semble en fait avoir déjà une idée précise de ce qu’il attend et semble peu disposé à prendre en considération les désirs et les suggestions des autres. Leur proposition est ainsi catégoriquement refusée ; et leurs objections ont pour effet un refus encore plus net de la part du CP.

En conclusion, les analyses faites dans ce sous-chapitre ont clairement mis en évidence que deux chefs de patrouille peuvent témoigner d’un comportement discursif bien différent. Au-delà des obligations qu’imposent le règlement scout et le type d’interaction, la façon d’agir du CP dépend beaucoup du locuteur en question ainsi que de ses interlocuteurs. Ces circonstances sont décisives et s’influencent réciproquement. Les analyses nous ont également permis de mieux comprendre la place du CP et les exigences qu’implique cette position. Grâce à la comparaison des interactions entre deux chefs de patrouille différents et leur patrouille respective, nous pouvons tirer quelques conclusions sur le défi que représente le poste de CP.

Nous étions partis du constat que le poste de CP demandait à la personne qui l’exerce de réussir à être à la fois un chef responsable et un grand frère. L’analyse des extraits a montré que ce « subtil mélange » (SUF, 2000 : 45) est loin d’être toujours facile à obtenir. Les raisons en sont multiples. D’abord, les tâches du CP sont importantes : il est censé organiser, animer la réunion, prendre des décisions, encourager et instruire les éclaireurs. Pour y parvenir, il est indispensable qu’il soit respecté par les autres. Du respect, le CP en inspire à ses scouts en prêtant attention à chacun d’eux, surtout aux plus jeunes, à leurs suggestions, souhaits et objections, en se laissant instruire par eux et en acceptant leurs idées. En même temps, il est indispensable que le CP prenne lui-même l’initiative, fasse des propositions et s’impose en cas de besoin. Ici se pose la grande question de savoir quand on peut lâcher les rênes et à quel moment il faut les reprendre.

L’analyse des extraits a montré que plus le CP témoignait de clarté, de transparence et d’authenticité dans son interaction, moins il avait besoin de s’imposer et d’adopter une attitude sévère et autoritaire. Plus il appréciait et prenait au sérieux les initiatives des autres, plus il se faisait respecter.

Les différentes manières de gérer les tâches du CP prouvent que des structures hiérarchiques influent sur le comportement, mais qu’elles sont loin de le déterminer à elles seules. En dehors de la personne qui occupe le poste du CP, c’est aussi le comportement des autres interlocuteurs qui contribue à la réalisation du rôle. La qualité des idées des autres membres de la patrouille, le degré d’implication et la manière avec laquelle ils s’investissent sont décisifs pour permettre au CP d’assurer son devoir. Il paraît important pour l’ambiance de la patrouille que le CP agisse comme un primus inter pares, c’est-à-dire qu’il s’assimile aux autres, qu’il agisse comme tout autre membre de la patrouille, tout en assumant sa responsabilité, mais sans accorder trop d’importance à sa position.

Le tableau ci-dessous rassemble les analyses de ce sous-chapitre en mettant l’accent sur les deux styles différents : un style propre à un grand frère et un style plutôt autoritaire. Le style actif et responsable résume les traits qui caractérisent le comportement d’un CP en général.

Le chef de patrouille (CP)
Types de style Manifestations linguistiques et interactionnelles Comportement des autres scouts
Style actif et responsable forte présence interactionnelle
activités discursives caractéristiques : faire des annonces, corriger, répondre, organiser, refuser, ouvrir la réunion, encourager
 
Style de grand frère activités discursives caractéristiques : rassurer, expliquer, apprendre, inspirer la confiance, prêter attention
il demande l’avis des autres
il prend les autres au sérieux
il s’adapte aux autres
il fait participer les autres
il approuve les idées des autres
comportement actif
ils se confient au CP
ils s’investissent, font des propositions et s’opposent
ils se concentrent sur le sujet et prennent l’initiative
Style autoritaire activités discursives caractéristiques : prendre des décisions, s’imposer, refuser des propositions
l’emploi fréquent du pronom personnel de la première personne
ils posent des questions, demandent la permission
ils ne discutent pas sérieusement
ils ne prêtent pas attention
Notes
183.

La deuxième moitié de cet extrait a déjà été analysée dans le chapitre 5, Se mettre d’accord, extrait n°4.

184.

L’extrait en question a été discuté dans le contexte de l’ouverture de réunion, voir ce chapitre 6, Ouvrir la réunion, extrait n°2.