Un style décontracté

Sa position d’outsider

En étudiant le style communicatif d’Anatole on se rend compte qu’il manifeste quelques caractéristiques du style qu’on attribue généralement à des « groupes de pairs ». Comme ces groupes sont indépendants de tout règlement et toute obligation, contrairement aux scouts, leurs sujets de conversation sont sans contrainte et tournent la plupart du temps autour des groupes de musique et de la mode en général (Androutsopoulos & Georgakopoulou, 2003). De surcroît, selon Schmidt (2004), l’indice essentiel des interactions en groupe de pairs est moins l’importance du contenu des sujets dont on parle que la manière dont on en parle, qui est dominée par une manière rituelle de plaisanter et de s’amuser.

En regardant les données, nous observons que l’outsider du groupe a tendance à agir selon les critères propres aux membres de groupes de pairs, en l’occurrence, il a tendance à interpréter une réunion comme une rencontre entre copains :

Extrait n° 1 (17-1-2003 : l. 1-5) :

1 E : qu’est-ce qu’il y a prévu pour pour ce soir/
2 An: c’est pas mal
3 E : encore des/
4 An: on va manger\
5 M : on va on va regarder un peu ce qu’il y dans la malle je crois (.) et puis euh (.) je sais pas ce qu’il a (.) si (.) oui il a ouais c’est pour le week-end XXX mai:s vous avez quoi enfi:n comme lieu pour le week-end vous avez demandé il faut en chercher un

A ma question de savoir ce qui était prévu pour la réunion du soir, Anatole qui était alors en train de parler à quelqu’un d’autre (2) répond, de façon brève et précise, que l’« on va manger » (4). Cette remarque est parfaitement justifiée car il s’agit ce jour-là, officiellement, non d’une réunion, mais d’un dîner de patrouille. De plus, pour la première fois en deux ans, la patrouille ne mange ni pizza ni lasagne, mais Xochiel, chez qui la soirée a lieu, a organisé une soirée crêpes. Ces circonstances expliquent donc facilement pourquoi Anatole met l’accent sur le dîner lui-même. Pourtant, Maxime réagit comme s’il n’y avait pas encore eu de réponse à ma question et y répond à son tour en précisant les affaires organisationnelles et officielles dont ils vont devoir s’occuper ce soir-là (5).

Ce qui nous intéresse dans ce contexte, c’est la différence des réactions d’Anatole et de Maxime à ma question qui correspondent chacune à des attentes différentes et à des attitudes opposées. Tandis que la réaction d’Anatole s’écarte du programme « officiel » de la soirée, Maxime met au contraire l’accent dessus. Et c’est ce dernier qui s’impose et dont l’énoncé dirigera la suite de l’interaction verbale, car il agit selon le cadre scout.

La tendance d’Anatole à confondre soirée entre copains et réunion scoute devient vite évidente lorsque nous étudions les sujets de conversation. Etant donné l’importance du contenu pour le type d’interaction (Traverso, 1996), la gestion des sujets peut être interprétée, à mon avis, comme un indice de l’attitude de l’interlocuteur en question envers le type d’interaction. En ce qui concerne Anatole, les données mettent en évidence sa préférence pour les sujets que nous classons « sujets non-scouts », car ils ne contiennent aucun aspect propre au scoutisme. Même si l’intensité de ce comportement conversationnel varie selon les différentes réunions, le comportement lui-même est bien perceptible dans toutes les réunions enregistrées.199

La réunion du 17 janvier est celle où le style décontracté d’Anatole se manifeste le plus, c’est aussi la réunion où les sujets non-scouts sont les plus nombreux. Elle servira de point de repère afin d’éclaircir le comportement d’Anatole concernant ces sujets: les garçons parlent des vacances, du foot, de la musique, d’autres jeunes, de l’école, de Napoléon III, des rallyes et des sorties de confirmation, des radios et de leurs émissions. Quand on se pose la question de savoir qui évoque ces sujets, on constate qu’ils le font tous chacun à leur tour : Alexandre leur demande ce qu’ils ont fait pendant les vacances, Xochiel évoque la Star Academy (mais il reprend le sujet de musique lancé par Anatole), Maxime commence à parler de l’école, explique le système de sécurité de son lycée et raconte ses expériences dans le cours de physique, il fait allusion à Napoléon III ou aux jeunes dans la rue et participe, en général, vivement aux discussions quel que soit le sujet. Anatole est certainement celui qui aborde le plus de sujets non-scouts : le foot, le groupe de punk rock SUM41 et d’autres chanteurs comme Eminem ou Madonna, la nouvelle chanson de l’OL et les radios et leurs émissions.200 Mais il me semble important de souligner qu’il évoque également à deux reprises des affaires scoutes.

En regardant de plus près, nous observons pourtant que les sujets qu’évoque Anatole sont des sujets plus éloignés du contexte scout ou encore de leur monde commun : les deux sujets auxquels il a tendance à revenir, le foot et la musique, n’intéressent qu’en partie les autres, dans le sens où Anatole parle d’un groupe de punk rock que personne d’autre ne connaît, et quand il parle du foot, il met en avant sa préférence pour le club de Marseille, tandis que tous les autres garçons sont soit indifférents au sujet soit supporters de l’Olympique lyonnais. Par conséquent, ses intérêts personnels qui ne coïncident pas avec ceux des autres lui font déjà courir le risque de se voir attribuer un rôle d’outsider.

Néanmoins, l’analyse du déroulement des réunions montre qu’il n’y a pas qu’Anatole qui s’intéresse à ces sujets. Et même s’il soutient un club de foot différent ou s’il écoute d’autres groupes de musique, cela n’empêche pas, mais plutôt stimule une vive discussion sur les groupes de musique ou les clubs de foot. Qu’est-ce qui provoque alors le mécontentement des autres vis-à-vis du comportement d’Anatole si ce n’est pas a priori son choix des sujets non-scouts ?

Comme je l’ai déjà dit, le groupe de musique dont veut parler Anatole n’est pas connu des autres. Mais au lieu de renoncer au sujet, il insiste et le fait qu’il n’y ait pas vraiment d’interlocuteur « compétent » ou intéressé avec qui il pourrait partager son enthousiasme ne semble pas le déranger. Par conséquent, les garçons finissent par s’énerver et à faire comprendre à Anatole qu’ils ne partagent pas ses goûts et intérêts et qu’ils ne souhaitent pas poursuivre ce sujet:

Extrait n°2 (17-1-2003 : l. 2041-2044) :

1 An: bah tu l’as vu le nouveau clip de Sum 41/
2   [.]
3 M : on t’avait dit qu’on était pas fan de des machins là Sum 41
4 An: tu les connais pas/

Anatole semble donc incapable de juger si son sujet est accepté et apprécié par les autres. Et même l’agacement manifeste de Maxime ne le détourne pas de son sujet : il s’étonne que les garçons ne connaissent pas le groupe (4), dont il souligne une nouvelle fois la popularité ; autrement dit, au lieu de s’effacer et d’accepter d’abandonner son sujet, il insiste en reprochant aux autres de ne pas connaître le groupe.201 Anatole ne tient pas compte du fait que, dans un groupe, il est indispensable de s’adapter et de respecter les intérêts des autres. Le type d’interaction, c’est-à-dire le contexte de réunion scoute exige d’abord un intérêt pour les affaires de la patrouille. La tendance d’Anatole à ne se laisser guider dans ses interventions que par ses propres idées et à les énoncer librement quel que soit le contexte contribue largement à son rôle d’outsider.

Son style décontracté s’exprime de surcroît par sa façon de « déconner », de jouer au « rebelle » ou encore de faire le clown, qui rappelle le rituel de plaisanterie propre aux groupes de pairs dont parle Schmidt (2004). Ce comportement se heurte souvent au type d’interaction de la réunion scoute. En plaisantant, Anatole a tendance à se laisser aller dans la conversation ; quand il se sent à l’aise il se met à chanter202, imite les voix de la radio203, cite des films de cinéma204. Il n’hésite pas non plus à tourner en dérision les affaires scoutes et à mettre en danger le sérieux de leur cause commune. Par exemple, pour plaisanter, il commence à faire des pompes sans qu’il y ait de raison valable ; évidemment, on peut argumenter qu’il n’y a rien de grave à cela, mais si l’on considère qu’imposer des pompes à un inférieur est le droit d’un supérieur qui ne s’en sert qu’en cas de punition (justifiée), faire des pompes pour le plaisir ou pour se punir soi-même tourne en ridicule une mesure officielle. Autre exemple, Anatole s’amuse à faire des propositions absurdes qui empêchent la patrouille d’avancer dans son organisation : pour gagner de l’argent, il propose une loterie ; pour les installations au camp d’été, il demande d’afficher des posters de ses chanteurs préférés ; il se vante d’avoir acheté une BD avec l’argent de la patrouille pendant le raid de l’année précédente ; enfin, pendant la distribution des postes d’action, il évoque l’idée de créer un poste de responsable pour la prière205 dans la seule intention de se moquer de la consigne invitant à faire une prière avant chaque réunion.

L’extrait suivant montre comment ce comportement peut se manifester et comment les autres scouts y réagissent :

Extrait n°3 (17-1-2003 : l. 1318-1343) :

1 An: ah NON mais ça c’est normal atte:nds (.) je je je peux faire XXX je ne chantais que ça moi (.) mais si tu veux je peux te chanter SUM 41 aussi
2 X : t’as pas trop de références quoi
3 An: ah bah attends je veux dire
4 X : en plus tu connais pas grand chose mais bo:n
5 An: ah bon moi j’ai des réfé- des références (p.3s) alors tu me diras (.) en fait (.) je peux te chanter Madonna si tu veux=
6 M : =ok merci
7   [rires]
8 E : c’est à moi ou
9 M : tu peux goûter l’interprétation=
10 An: =arrête j’aime bien Madonna
11 Al: =j’aime bien Madonna j’aime bien Madonna
12 An: bah
13 M : elle est un peu ultra nulle
14 An: I’m gonna (…)& (il chante)
15 E : non mais vas-y merci je vais essayer la confiture
16 An: &secret I’m gonna close ma body no (il chante)
17 M : c’est de l’abricot
18 E : très bien
19 M : shut up ok/
20 An: (rit)
21 X : shut up man
22 M : pause pause
23 An: aussi Eminem je peux te la chanter
24 M : ok merci
25 An: have you ever been hated or discriminated against (il chante)
26 M : tu sais ce que tu chantes tu sais ce que tu chantes/

Nous constatons qu’Anatole se laisse guider à son gré malgré les multiples tentatives des autres scouts pour le faire taire. Le style d’Anatole est ici plus que décontracté, il fait preuve de surexcitation : il insiste sur ses sujets préférés, son intonation est très expressive et ses répétitions montrent bien son excitation (1, 5). D’un côté, ses énoncés sont égocentriques dans la mesure où il emploie le pronom personnel de la première personne et parle ainsi de lui-même (je peux/ je ne chantais que ça moi/ je veux/ j’ai des références/ j’aime) ; d’un autre côté, il semble être sur la défensive puisqu’il s’adresse toujours à un tu à qui il propose de chanter. En effet, au lieu d’entrer dans une discussion avec les autres, il se met à chanter et enchaîne les imitations (14, 16, 25).

Quant aux autres garçons, nous observons qu’ils essaient dès le début de l’extrait de décourager Anatole. Le reproche de Xochiel (2, 4) est une première tentative de le faire taire. L’offre d’Anatole de chanter est immédiatement rejetée par Maxime (6), et pourtant, malgré une nouvelle critique de Maxime (13), il imite la chanteuse (14). Pendant un moment, les scouts essaient d’ignorer Anatole et poursuivent leur conversation (14-18). Mais comme Anatole n’arrête pas de chanter, Maxime exprime son énervement (19) : qu’il parle anglais s’explique en partie par le fait qu’Anatole chante en anglais ; de surcroît, on pourrait argumenter que l’ordre donné à Anatole de se taire paraît moins brusque en langue étrangère que dans la langue maternelle. En effet, la réprimande fait rire Anatole de sorte que Xochiel la reprend (21) et Maxime la répète en français (22). Sa nouvelle formulation qui relève du registre du sport évite également un style trop autoritaire. Après une nouvelle initiative d’Anatole, Maxime répète l’énoncé par lequel il a déjà essayé plus tôt, en vain, de le démotiver (6, 24), mais encore une fois, Anatole se montre indifférent aux signes des autres (25). Maxime tente alors une nouvelle stratégie : il essaie d’engager une discussion sur les paroles que chante Anatole. Ce n’est qu’après plusieurs initiatives implicites et explicites que les scouts arrivent à faire taire Anatole. Cet extrait montre alors comment celui-ci provoque les autres scouts en se montrant sourd à leurs protestations.

Pour finir l’étude sur le style décontracté, j’aborderai un autre aspect qui explique mieux le qualificatif de honte de la patrouille. Nous avons déjà constaté une tendance égocentrique chez Anatole. Tout en mettant l’accent sur sa propre personne, il n’hésite pas non plus à jouer sur son ignorance. Dans le contexte de l’extrait suivant, Maxime évoque le nom de Napoléon III à qui la tête dessinée sur l’ouvre-bouteille le fait penser :

Extrait n°4 (17-1-2003 : l. 703-718) :

1 An: l’empereur Napoléon trois/
2 M : c’est l’effigie de la famille c’est une médaille
3 An: il a existé Napoléon trois
4 M : t’es bon toi
5 An: (rit) ah non
6 X : mais t’es pas un peu mauvais en histoire
7 An: (rit) moi je connais Napoléon et Louis quatorze
8 M : t’es un blaireau toi
9 An: qu’est-ce qu’il a fait Napoléon trois/
10 M : Napoléon trois/ il était empereur
11 X : absolument\
12 An: mais qu’est-ce qu’il a fait/
13 X : bah au départ il était président de la république et après il s’est proclamé empereur en fait
14 M : il a il a
15 Al: tu vas à Paris tu vas à Paris toutes les grandes avenues que tu vois (.) bah c’était lui qui les a fait faire
16 An: ah oui

Cet extrait montre une situation asymétrique qui ne s’explique pas par la hiérarchie, mais par le comportement discursif (Brock & Meer, 2004). Anatole ne met pas seulement en danger sa face, mais en insistant sur son ignorance il provoque une situation interactionnelle où il se voit confronté à des reproches et insultes de toute la patrouille et se retrouve donc isolé face aux attaques des autres.

Tandis que les autres garçons sont soucieux de prouver leurs bonnes connaissances historiques (10, 13-15), Anatole n’est pas gêné d’avouer qu’il ne connaît pas Napoléon III. Au contraire, il s’amuse à jouer le non-expert (7). Son attitude est pourtant fortement critiquée par les autres, à tel point qu’Anatole se voit traité de « blaireau » (8). Anatole réagit en transformant ce qui était censé être drôle (3, 7) en une question sérieuse (9) adaptée à l’attitude des autres scouts. Il ne joue plus le rôle de celui qui ne connaît rien à l’histoire de son pays, mais de celui qui est intéressé et qui ne se contente pas des réponses qui n’éclaircissent pas sa question (10/11). Il oblige plutôt les autres à assurer le rôle d’experts qu’ils se sont attribué. Dans ce sens, il menace donc à son tour la face des autres.

Si Anatole arrive alors à sauver la face dans un deuxième temps ce n’est qu’après avoir compris la réaction des autres : au lieu de continuer à s’amuser de son propre manque de connaissances, il reprend son sérieux et se montre curieux, ce que j’interprète comme une démarche pour s’adapter aux exigences du type d’interaction et aux attentes des autres scouts.

Notes
199.

Même dans ses propositions dont on parlera plus bas, Anatole a tendance à soumettre des idées « non-scoutes ».

200.

Nous avons compté les fois où un membre du groupe énonce un aspect qui est nouveau quant au contenu et qui ne découle pas forcément du déroulement de la conversation. Par exemple, nous comptons comme un nouveau sujet la question de Maxime concernant la fin des cours le vendredi après-midi, mais non les divers aspects de la vie d’école mentionnés ensuite, tels que les cours de physique, les profs, les options du bac, etc. qui résultent à notre avis de la question qui vient juste d’être posée. Selon cette pratique, nous avons compté respectivement un sujet pour Alexandre et Xochiel, sept pour Maxime et neuf pour Anatole au cours de la réunion du 17 janvier.

201.

Comme l’indique Maxime (3), les autres garçons avaient déjà constaté plus tôt dans la soirée, lorsque ce groupe de rock avait été évoqué, qu’ils ne le connaissaient pas ou ne l’appréciaient pas particulièrement.

202.

Lors de la réunion du 17 janvier il interprète Madonna et Eminem.

203.

Lors de la réunion du 17 janvier il imite les canulars.

204.

Lors des réunions du 27 février et du 23 avril il cite le film « Le père Noël est une ordure ».

205.

Voir chapitre 4, La prière non respectée, extrait n°2.