Un style passif et négatif

Sa position d’outsider

Quelques mois après la réunion de janvier où son style décontracté se manifeste le plus clairement, Anatole change d’attitude et ne participe plus que très peu aux discussions, comme s’il avait compris que son comportement antérieur était inadéquat. Au lieu de dominer l’interaction, Anatole se retire et s’exclut. Son manque d’enthousiasme est exprimé par trois phénomènes principaux : le faible taux de sa participation208, sa manière explicite de refuser de s’engager, la réaction des autres scouts qui renoncent au bout d’un moment à essayer de le réintégrer, mais qui lui reprochent son manque d’adhésion. Etant donné sa présence très réduite dans les données, l’analyse de ce type de style doit se contenter de peu d’occurrences et considérer avec d’autant plus d’attention les réactions des autres.

Par exemple, lors de la réunion au mois de mai dont tous les extraits de ce sous-chapitre sont tirés, Anatole annonce seulement quelques minutes après son arrivée qu’il ne participera pas aux prochaines activités. Il explique son absence par la venue de son correspondant anglais qu’il présente comme un « rosbif ».209 Ce qui est intéressant dans l’argumentation d’Anatole, c’est l’empressement avec lequel il cherche à prouver l’impossibilité de faire participer ce correspondant au week-end scout. Malgré les encouragements des autres qui souhaitent qu’il leur soit présenté, Anatole insiste sur le fait que le monde scout exclut les autres jeunes qui ne correspondent pas à ses idéaux, dans le domaine de la religion par exemple. D’une part, il prend ses distances vis-à-vis de son correspondant anglais sur un plan sémantique en le qualifiant de « rosbif », et d’autre part, il cherche des arguments pour justifier l’incompatibilité entre son ami et les scouts. Mais, à mon avis, sa théorie selon laquelle les scouts excluent les personnes athées ne montre en fin de compte que son propre malaise vis-à-vis des scouts. S’il hésite à présenter son ami anglais c’est que le monde scout le met dans l’embarras parce qu’il ne s’identifie pas entièrement à lui.

Cette distance par rapport au scoutisme ne passe pas inaperçue aux yeux des autres garçons, parmi lesquels seul le CP ne perd pas patience et continue à chercher une solution ; la réaction des autres est bien plus tendue : au moment où Anatole décrit son correspondant en le comparant à lui-même, Maxime ne perd pas l’occasion de faire comprendre à Anatole qu’il n’est pas indispensable au groupe :

Extrait n°1 (16-5-2003 : l. 539-542) :

1 An: non non franchement il a: bon un peu comme moi quoi
2 M : mais si un peu comme
3   [rires]
4 M : alors c’est pas la peine alors (.) non non (.) non c’est bon c’est bon c’est bon

Cette comparaison selon laquelle l’Anglais ressemble à Anatole ne fait pas seulement rire toute la patrouille, pire encore, Maxime en tire la conclusion qu’ils n’ont aucune envie de faire sa connaissance. Etant donné cette distance entre Anatole et les autres membres de la patrouille, il paraît logique que, moins de cinq minutes plus tard, Anatole montre encore une fois et d’une façon on ne peut plus évidente son attitude négative à l’égard des scouts. Il annonce aux autres qu’il ne restera pas les trois semaines du camp d’été afin de pouvoir partir en vacances avec des amis. La réaction des autres n’est qu’étonnement et indignation.210 Les arguments d’Anatole grâce auxquels il essaie d’une manière très maladroite de justifier sa décision ne font qu’aggraver la situation ; car il ne déclare pas seulement qu’il n’a pas envie de passer les trois semaines de camp avec les autres scouts, il fait en outre une différence sémantique entre « potes » et scouts, excluant donc les scouts de la catégorie des amis.

Extrait n°2 (16-5-2003 : l. 652-657) :

1 An: je veux dire je je je p- je pp- je passe voir des potes que j’ai pas vus depuis longtemps
2 Al: non mais même c’est pas une raison t’sais les scouts
3 M : c’est partout pareil tu sais
4 X : c’est bon je suis au scout et tout
5 M : tu es scout t’sais t’es avec des potes
6 An: XXX ils sont pas dans le genre franchement

Face à une telle attitude, les autres garçons essaient d’abord de lui rappeler les obligations qu’implique l’engagement scout, mais finissent par renoncer à vouloir le convaincre et lui assurent qu’ils pourront bien se passer de sa présence :

Extrait n°3 (16-5-2003 : l. 673) :

1 X : =c’est bon tu sais on aura à te supporter dix jours de moins pendant le camp on va pas en mourir

La patience des scouts a des limites et la volonté d’intégrer Anatole touche à sa fin : on lui fait clairement comprendre que l’aventure du groupe ne dépend pas de sa présence.

Et pourtant, Anatole continue à exprimer son manque de motivation. L’extrait suivant montre un style aussi passif que négatif. Le contexte est le suivant : la patrouille parle du camp d’été qui aura lieu quelques mois plus tard. Les chefs ont informé le CP, Alexandre, que l’endroit du camp serait très éloigné de la rivière dont les scouts ont pourtant besoin. Alexandre annonce cette nouvelle au début de la réunion à Maxime et Xochiel avant que Grégory et Anatole n’arrivent.

Extrait n°4 (16-5-2003 : l. 202-210) :

1 Al: il faut bien s’arranger pour bien être tranquille (p.3s) voilà (p.3s) donc pour le camp de Pâques (p.3s) il faut euh pour le camp d’été (.) il faut dire que ça (nom du lieu) donc neuf heures de car en Dordogne (.) il y a une rivière à dix minutes de marche
2 X : oh là là
3 M : ok (.) trop bien (.) dix minutes de marche
4 Al: oui (.) ce que m’a dit Roger
5 X : on va pas se laver je crois
6 Al: (rit) oui
7 M : et oui et c’est mort pour la la roue quoi (.) dix minutes de marches huit cent mètres de fil tu sais le truc ça tourne ça ça s’allume même pas t’sais bah j’sais pas
8 Al: bah c’est clair ça sert à rien (.) et euh
9 M : faut trouver autre chose

La mauvaise nouvelle, c’est la distance qui sépare le camp de la rivière alors que les scouts ont besoin d’eau au quotidien pour se laver et faire la cuisine. Par conséquent, les réactions de Xochiel et de Maxime sont peu enthousiastes, même étonnées (2-3). Mais aucune protestation ne se fait entendre. Au lieu de se plaindre, Xochiel réagit avec humour (5) ; Maxime, lui, regrette l’installation qu’ils ont faite au camp précédent, mais ne tarde pas à encourager le groupe à « trouver autre chose » (9).

Au cours de la soirée, les garçons parlent à nouveau de l’emplacement du camp d’été après que les deux retardataires, Anatole et Grégory, sont arrivés. Nous constatons alors la différence entre la réaction d’Anatole et celle des autres.

Extrait n°5 (16-5-2003 : l. 1503-1513) :

1 X : surtout avec le truc là avec la rivière qui est à dix minutes de marche
2 M : oui ok
3 X : on peut pomper de l’électricité
4 An: NON la rivière est à dix minutes de marche
5 Al: oui mine de rien
6 An: putain mais attends
7 G : tu montes pas tous les jours
8 An: bah l’année dernière on y allait tous les jours
9 M : vous XX tous les jours/
10 An: oui
11 X : pourquoi tu puais comme ça

Ce qui frappe d’abord dans les énoncés d’Anatole, c’est sa négativité qu’il exprime sur un plan lexical par l’adverbe de négation « non » et le juron « putain ». Son indignation est soulignée par son intonation. Contrairement aux autres, il n’accepte pas le fait, mais proteste en insistant sur l’inconvénient que représente cette distance entre rivière et camp et essaie de le thématiser (4, 6, 8). Il serait faux de dire que les autres scouts ne prêtent pas attention à la réaction d’Anatole. Mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’ils ne se laissent pas influencer par son attitude critique et négative, mais gardent leur calme.

Anatole confirme ainsi son rôle d’outsider par son style passif et négatif. S’il se distinguait des autres scouts pendant la réunion précédente par sa participation active dans l’interaction au cours de la réunion, cette fois-ci, il n’est pas seulement très peu bavard, mais surtout il ne fait aucun effort pour cacher son manque d’enthousiasme pour le scoutisme et fait comprendre aux autres qu’il est bien peu motivé pour s’investir ou même être présent aux événements clés de l’année scoute. Le fait qu’il n’arrive pas à dissimuler son humeur personnelle, qu’elle soit positive ou négative, rend le problème de son intégration au groupe plus aigu et contribue pour une grande partie à sa position d’outsider.

Notes
208.

Voir tableau en annexe.

209.

Voir discussion dans le chapitre 4, L’exemple de la religion, extrait n°1.

210.

Voir chapitre 4, La pression du groupe, extrait n°1.