Conclusion générale

Tout au long de ce travail, j’ai proposé, au terme de chacun des chapitres, des conclusions intermédiaires ; au septième et dernier chapitre, j’ai récapitulé et discuté les caractéristiques du style communicatif ; je me contenterai donc ici de tirer quelques conclusions générales et d’indiquer des pistes de recherche qui seraient intéressantes à suivre.

Avant tout, je voudrais insister sur l’avantage que présente mon approche méthodologique. En me fixant comme objectif d’analyser le « paquet de procédés concomitants » (Sandig, 2006 : 54) que constitue le style communicatif, j’ai pu prendre en compte et étudier un grand nombre de phénomènes linguistiques. De ce point de vue, mon travail est très éloigné des études réalisées sur le langage des jeunes qui se concentrent sur le phénomène de sociolecte. Le résultat obtenu ici est un portrait sociolinguistique, une description détaillée des processus qui déterminent les interactions verbales d’une patrouille de scouts pendant leurs réunions. A mon avis, l’approche ainsi que les méthodes utilisées peuvent être transposées à d’autres types d’études cherchant à décrire des styles communicatifs à partir des caractéristiques linguistiques d’un groupe social et d’un type d’interaction.

Par ailleurs, puisque cette approche exige l’observation d’un maximum de détails qui doivent ensuite être combinés et interprétés dans leur contexte, elle permet d’aborder de nombreuses questions linguistiques. C’est pourquoi l’analyse du style communicatif constitue une approche méthodologique extrêmement riche, même si tous les phénomènes sont seulement abordés du point de vue du portrait sociolinguistique. Cette ouverture méthodologique m’a permis d’aborder trois problématiques principales que je vais reprendre ici dans les grandes lignes.

La première problématique concernait l’identité du groupe. Avant même d’analyser cette question, j’ai donné un aperçu du lexique scout ; il s’agissait de faciliter la lecture des données pour les personnes étrangères au scoutisme. En même temps, il est clair que ce lexique spécifique est une des manifestations de l’identité scoute et contribue à forger une conscience de groupe. Ensuite, j’ai examiné la signification que les garçons accordent au terme scout et leurs diverses stratégies d’identification. Dans ce contexte, l’analyse de l’influence du positionnement social et des principes fondateurs du mouvement s’est révélée particulièrement fructueuse.

En particulier, la question du rôle de la hiérarchie est d’un intérêt central. D’un point de vue linguistique, la hiérarchie se manifeste principalement à travers le système des tours de parole, le choix des actes de langage et la façon de réaliser certaines activités discursives. Les interactions verbales des scouts témoignent clairement d’une asymétrie linguistique. Mais ce qui est remarquable, c’est que cette asymétrie linguistique ne correspond pas, en fait, à la hiérarchie sociale. Brock et Meer (2004) avaient déjà démontré que le droit de parole n’est pas strictement lié à la hiérarchie. Ce constat peut être précisé : selon nos observations, une hiérarchie sociale peut certes inciter les locuteurs à traduire celle-ci sur un plan linguistique, mais il est tout aussi possible qu’elle ne soit qu’à peine perceptible. La motivation pour exprimer des différences hiérarchiques vient aussi bien des supérieurs que des inférieurs. Il est surtout fréquent que des interlocuteurs dont le statut social n’est pas respecté tentent de le faire valoir avec insistance. Ainsi, le Second de patrouille témoigne plus souvent d’un style autoritaire que le chef de patrouille. En revanche, plus le supérieur adopte un style communicatif semblable à celui des autres, plus les autres vont avoir tendance à le solliciter en tant que chef, lui rappeler son rôle et l’obliger ainsi à interagir selon sa position sociale. Si la hiérarchie sociale influe sans aucun doute sur les interactions verbales, elle n’impose cependant pas de schéma fixe pré-établi. Il semble plutôt qu’une hiérarchie sociale fonctionne comme sujet de négociation conversationnelle dans le sens décrit par Kerbrat-Orecchioni (2000 ; 2005 : chapitre 2). La hiérarchie doit être négociée et interprétée à leur façon par les interlocuteurs.

Bien sûr, il faut reconnaître que les réunions scoutes manquent de sérieux par rapport à d’autres réunions et, comparée à d’autres structures hiérarchiques observables dans la société, la hiérarchie de patrouille est un amusement. Au fond, le CP ne se distingue guère des autres scouts216 et leurs réunions sont avant tout des discussions d’adolescents de 12 à 17 ans. Mais au-delà de ces réserves, il me semble important de souligner qu’une hiérarchie sociale ne se traduit pas automatiquement en asymétrie linguistique. Elle incite plutôt une négociation conversationnelle et, par conséquent, les interprétations des uns et des autres laissent des traces apparentes dans les interactions verbales.

Dans cette perspective, il serait intéressant d’étudier un groupe de guides, c’est-à-dire de filles scoutes, soumises au même ordre social. Dans le contexte des études de genre (gender studies) cette approche permettrait d’analyser si les femmes (filles) négocient et interprètent la hiérarchie sociale de la même façon que leurs homologues masculins.

La deuxième grande problématique abordée dans ce travail concernait le type d’interaction. Selon l’approche méthodologique ici retenue, la description des interactions suppose trois niveaux : le type d’interaction, les activités interactionnelles et les activités discursives. En s’appuyant sur ce modèle, il a été possible de distinguer trois types de réunions : les réunions de constitution, les dîners de patrouille et les réunions de préparation du camp d’été. Chaque type se caractérise par des activités interactionnelles bien précises, même si les activités interactionnelles les plus caractéristiques d’une réunion scoute en général se répètent : dîner, parler des camps (d’été ou de Pâques), discuter, organiser et préparer les activités de la patrouille et de la troupe et discuter entre copains.

Dans ces activités interactionnelles caractéristiques s’inscrivent donc les activités discursives qui constituent des « solutions [langagières] routinières apportées aux problèmes structurels d’interaction »217 (Meier, 2002 : 10). Pour les réunions scoutes, sept activités discursives ont été décrites et discutées : ouvrir et clore une réunion, introduire un sujet, faire une proposition, attirer l’attention, persuader et se mettre d’accord. J’ai essayé d’analyser leurs marques formelles d’ordre linguistique, pragmatique, sémantique et prosodique. Comme leurs particularités ont déjà été résumées dans le chapitre précédent du point de vue du style communicatif, je ne ferai ici que quelques observations générales.

Concernant la syntaxe des énoncés, nous avons constaté des énoncés courts, sinon structurés en petites unités, souvent en parataxe, qui reproduisent une structure rapide et brève. Cette rapidité entraîne des répétitions dans la mesure où le prochain locuteur reprend des mots ou des formulations de l’énoncé précédent ; elle entraîne aussi des co-productions d’énoncés, c’est-à-dire qu’un locuteur termine le propos commencé par un autre. Cette caractéristique du comportement communicatif s’explique surtout par la situation du polylogue218 et certainement aussi par l’âge et par la vivacité des locuteurs : une réunion scoute ne rassemble pas moins de six à huit garçons qui tous essaient de se faire entendre, c’est-à-dire d’obtenir le droit de parole.

Dans ce contexte, l’emploi des marqueurs discursifs joue un rôle important. Comme l’analyse l’a montré, cette catégorie dans laquelle nous comptons également les interjections, assure plusieurs fonctions : dans la mesure où ils structurent les énoncés, les marqueurs garantissent l’efficacité des échanges conversationnels. De surcroît, selon nos observations, une grande partie des marqueurs conservent leur valeur sémantique et exprime le sens de l’activité discursive. Au lieu de longues explications, les marqueurs transmettent le message de façon claire et brève. Par conséquent, certains marqueurs se retrouvent régulièrement dans la même activité discursive, comme par exemple les marqueurs sinon et autrement qui sont fréquemment employés pour introduire un sujet. Ce qui me paraît particulièrement intéressant, c’est la combinaison de plusieurs marqueurs. Comme nous l’avons montré, un énoncé peut ne contenir que des marqueurs et exprimer pourtant une activité discursive bien compréhensible : « voilà euh autrement » clôt l’aspect thématique précédent, marque la transition et annonce un nouveau sujet de discussion. Dans le contexte de la persuasion, le marqueur mais revient avec régularité. Il signifie que le locuteur se réfère à l’argument précédent et introduit en même temps une contre-proposition. La co-variation avec oui, non, quand même permet de préciser le message. La dimension interactionnelle des marqueurs ne doit pas être sous-estimée et il serait certainement intéressant d’approfondir ce domaine de recherche, notamment en analysant le rapport entre l’activité discursive et ses marqueurs discursifs.

Le pronom démonstratif ça n’a été analysé que dans le contexte de la persuasion. Pourtant, son emploi me semble également caractéristique dans la mesure où le pronom s’adapte à la syntaxe des énoncés courts. Il reprend un contenu de façon claire et brève sans entrer dans les détails. Malheureusement, sa fonction grammaticale n’a pas pu être approfondie, ce qui demanderait un corpus plus important et plus varié. Quoi qu’il en soit, l’emploi très fréquent des marqueurs et l’utilisation du pronom ça me semblent découler directement d’une syntaxe très simple qui s’adapte à la rapidité des échanges tout en assurant la compréhensibilité du message.

La troisième grande problématique concernait l’application du modèle de profil interactionnel. Ce modèle a été particulièrement fructueux pour l’étude du style communicatif car il a permis d’approfondir quelques pistes importantes, comme la question de l’identité de groupe et celle de l’influence de la hiérarchie. Dans ce contexte, plusieurs phénomènes ont pu être précisés. Par exemple, la comparaison des comportements discursifs de deux chefs de patrouille différents a mis en lumière l’influence de la hiérarchie sociale sur les interactions verbales. Son application dépend pour une grande partie de la personnalité du supérieur, mais aussi des autres membres du groupe et du contexte situationnel.

L’étude des profils interactionnels a également permis de mettre en évidence quelques phénomènes nouveaux. Entre autres, nous avons observé comment un participant peut occuper plusieurs rôles et dans quel sens un rôle dépend des circonstances. Lorsque les conditions situationnelles changent (du fait de l’irruption de la mère dans notre cas), un rôle peut être mis en question. Par ailleurs, l’analyse des profils interactionnels a souligné l’importance de la dimension processuelle : au fur et à mesure des interactions, un comportement discursif peut changer. Ce caractère dynamique, propre à chaque profil, a été clairement mis en évidence grâce à l’exemple du processus d’intégration d’un nouvel adhérent.

Dans la mesure où le style communicatif est le résultat de l’interprétation d’un ensemble de phénomènes, je tiens à insister précisément sur l’interdépendance de ces différents phénomènes. Non seulement les manifestations linguistiques doivent être vues et interprétées dans leur contexte social, mais elles doivent être observées et étudiées l’une par rapport à l’autre. Tout se tient : les activités discursives dépendent du type d’interaction et plus précisément de l’activité interactionnelle dans laquelle elles s’inscrivent. Leur réalisation varie selon le locuteur, ses interlocuteurs et leur statut social respectif. Le choix d’un sujet de conversation dépend de la façon dont il est introduit, de la personne qui le propose et de l’approbation ou du refus des autres participants. Qu’un locuteur soit isolé ou bien intégré ne tient qu’en partie au locuteur en question ; ce sont aussi bien la situation contextuelle et son interprétation par tous les interlocuteurs qui font que certains garçons dominent la discussion tandis que d’autres peinent à s’intégrer.

L’approche qui j’ai privilégiée a ainsi permis, d’une part, d’aborder des questions linguistiques très variées, et d’autre part, de souligner l’interdépendance des différents phénomènes. Un portrait sociolinguistique a pu être dessiné qui met en évidence les caractéristiques du parler scout en réunion.

Notes
216.

En général, le CP est le scout le plus âgé et le plus expérimenté de la patrouille.

217.

C’est moi qui traduis : « Routinisierte Lösungen für strukurelle Interaktionsprobleme » ; j’ajoute l’attribut langagier puisque la description de cette catégorie d’activités s’appuie sur les marques formelles d’ordre linguistique.

218.

Pour la notion de polylogue je renvoie à Traverso (2003).