Université Lumière Lyon 2
Ecole doctorale : Sciences sociales
Mondes et dynamique des sociétés (MODYS - UMR 5264)
Sociologie de la carrière des objets techniques :
le cas du camion dans le transfert de techniques entre la France et la Chine
Thèse de doctorat de sociologie et anthropologie
sous la direction de Jean-Claude RABIER
présentée et soutenue publiquement le 2 juillet 2008
Composition du jury :
Bernard GANNE, directeur de recherche au CNRS
Jean-Claude RABIER, professeur à l’université Lyon 2
Anne-Marie JOLLY-DESODT, professeure à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries Textiles
Dominique VINCK, professeur à l'université Grenoble 2
ZHENG Lihua, professeur à la Guangdong University of Foreign Studies

Contrat de diffusion

Ce document est diffusé sous le contrat Creative Commons «  Paternité – pas d’utilisation commerciale - pas de modification  » : vous êtes libre de le reproduire, le distribuer et le communiquer au public à condition de mentionner le nom de son auteur et de ne pas le modifier, le transformer, l’adapter ou l’utiliser à des fins commerciales.

[Remerciements]

Cette recherche doctorale a été soutenue par le Conseil Régional Rhône-Alpes et Renault Trucks.

Merci à toutes les personnes qui m’ont accordé leur confiance et un peu de leur temps en acceptant de me recevoir pour un entretien ou au cours de leur pratique professionnelle, parfois malgré leur méconnaissance de la sociologie et la barrière de la langue.

Merci à l’ensemble des membres du MODYS, et particulièrement Max Banens, Philippe Bernoux, Jean-Pierre Bonafe-Schmitt, Estelle Bonnet, Philippe Charrier, Beat Collet, Michelle Dupré, Jean-Hugues Déchaux, Bernard Ganne, Dietrich Hoss, Bruno Milly, Béatrice Maurines, Jean-Claude Rabier, Jean-Claude Robert, Emmanuelle Santelli, et Daniel Villavicencio pour leur sympathie, leurs commentaires et leur soutien.

Parmi les membres du MODYS, je dois également une grande gratitude aux doctorants, Hervé Cazeneuve, Céline Costechareire, Lionel Durand, Jérôme Gervais et Cédric Verbeck qui ont amplement contribué à ma réflexion par de longues discussions et de nombreux conseils aussi bien pratiques que sociologiques. Merci également aux membres de l’ERT dont l’ensemble des membres a participé à l’élaboration de ma réflexion par leurs remarques et par la dynamique collective du groupe

Merci à la région Rhône-Alpes qui a soutenu cette recherche. Merci à RENAULT TRUCKS pour son soutien financier et l’accès au terrain. Merci, plus particulièrement, à Emmanuel Levacher et à Mikael Williams dont la connaissance de la Chine et du secteur automobile a permis des avancées cruciales dans cette recherche. Merci aux équipes de DONGFENG LIMITED qui ont accepté de me recevoir. Merci à Shi Chao, Wang Zhan, LI Qingzun et Wang Jia qui ont été, plus que des traducteurs, les intermédiaires ayant permis d’acquérir une compréhension beaucoup plus fine de la Chine. Merci également à ZHAN Zhun dont l’amitié et la bonne humeur m’a permis de comprendre les enjeux du monde des chauffeurs chinois.

Merci à Jean-Claude Rabier pour sa disponibilité, sa patience et ses conseils concernant aussi bien le travail de terrain, son analyse ou les théories sociologiques qui ont permis de dépasser les voies sans issue dans lesquelles je m’étais engagé.Tout au long de ces trois années, il a su être le garant de la qualité scientifique de mon travail tout en me laissant développer mon point de vue personnel.

Merci, enfin, à mes relecteurs, Fabienne, Mylène et Cédric. Merci à ma famille et à mes amis pour leur soutien dans les moments de doute. Merci infiniment à Claire pour les nombreuses relectures des nombreuses versions de mes nombreux écrits, pour ses listes et pour son soutien de tous les instants.

Une thèse est souvent décrite comme un travail solitaire mais grâce à vous tous j’ai l’impression de ne jamais avoir été aussi bien entouré !

[Avant-propos]

La sociologie s’est peu intéressée aux objets techniques malgré leur place dans nos sociétés que l’on qualifie souvent de « matérialistes ». L’un des fondateurs de la sociologie du travail, G. Friedmann, décrit l’instauration d’une « civilisation technicienne » 1. Nos sociétés sont marquées par la multiplication des objets techniques dans notre quotidien : qui pourrait aujourd’hui imaginer vivre sans ces derniers ? A titre d’exemple, il est révélateur de compter le nombre de ces objets que l’on utilise pour écrire une thèse : un bureau, une chaise, un stylo, du papier, un ordinateur…

Or, la sociologie semble majoritairement ignorer les objets techniques. Comme le montre B. Latour2, il semble impossible de donner une place aux objets dans la sociologie en raison du découpage du monde opéré par les sciences expérimentales, entre une part objective, le monde physique des objets, et une part subjective, le social, qu’il semble impossible de rapprocher. Ainsi, pour B. Latour : « A cause de cette coupure, les objets ne peuvent faire irruption dans le monde social sans le dénaturer. La société ne peut envahir la science sans la corrompre »3.

Parler du poids des objets dans l’action n’est donc pas possible sans introduire de la subjectivité dans l’objectivité et va contre la volonté scientifique de cette discipline. Le seul moyen pour que la sociologie accorde une place aux objets est, dans sa construction comme une science, de faire en sorte d’objectiver l’ensemble de son champ d’étude, c'est-à-dire selon la célèbre formule de E. Durkheim de « considérer les faits sociaux comme des choses »4.

Le travail de B. Latour a permis de mettre en lumière une des lacunes de la sociologie mais il ne semble pas qu’il résolve le problème. Il propose de remettre en cause le découpage classique entre humains et non-humains et de traiter les objets comme des hommes en leur accordant une place dans la construction des « réseaux sociotechniques ». Si une grande part de la sociologie ignore le rôle des objets, la sociologie de l’innovation l’exagère. Quand elle s’intéresse aux objets, la sociologie semble donc être prise dans un dilemme : soit dans le premier cas, elle donne aux hommes le statut d’objets agis, soit dans le second, elle donne aux objets le statut d’hommes.

Le but de ce travail est de construire un modèle d’analyse capable de rendre compte de la participation des objets techniques dans l’action. Celle-ci doit-elle être décrite comme la « volonté » de l’objet technique dans un réseau composé indistinctement d’humains et de non-humains ? A l’inverse, cette participation est-elle liée à une spécificité du domaine technique, à une ontologie des objets matériels ?

La construction d’un sujet de thèse intègre toujours une part de contingenceLe choix de notre cas d’étude, de l’objet technique que nous avons étudié, a été le résultat du partenariat établi entre notre équipe de recherche (ERT 1031 équipe de recherche technologique Transfert des techniques et des organisations) et un constructeur automobile, Renault Trucks. En effet, cette entreprise était en train d’établir une coopération avec un groupe chinois, Dongfeng Limited, et souhaitait travailler avec des sociologues pour mieux appréhender les différences culturelles dans les modes de fonctionnement. Le choix du moteur dCi 11 et de manière plus large de l’industrie du camion et du transport a donc été une question d’opportunité. L’intérêt du moteur et des véhicules industriels est qu’ils passent du statut de résultat de l’action technique à celui d’outil. Ils permettent ainsi d’interroger la place de l’objet dans l’activité professionnelle sous deux angles.

L’originalité de notre approche repose sur la combinaison de deux perspectives analytiques : le concept de carrière et la comparaison internationale.

Le concept de carrière permet de mettre en place une approche diachronique. En sociologie, la technique est étudiée en différenciant deux étapes : l’invention et l’utilisation. Les recherches portent généralement sur l’une de ces deux étapes. Celles centrées sur l’innovation évaluent les effets des objets techniques à partir des objectifs des concepteurs ou des changements sociaux qui se sont produits. A l’inverse, les études de l’utilisation des objets techniques tendent à assimiler la forme de l’objet technique uniquement à la volonté de ses concepteurs ou à une logique purement technique. Ces limitations ne permettent pas de répondre à la question du rôle de l’objet technique dans l’action.

Nous avons choisi de distinguer cinq étapes : l’innovation, la fabrication, la vente, la maintenance/réparation et l’utilisation. Cette séparation a été construite durant notre travail de recherche à partir des regroupements d’acteurs que fédère l’objet technique. Pour chaque étape, il s’agira de montrer comment ces derniers interagissent avec l’objet technique.

Le choix d’un cas de transfert de technique nous a permis d’étudier un même objet technique dans deux contextes sociaux différents. L’étude de l’introduction d’un objet technique dans une société où il n’existe pas (la Chine) en comparaison avec une société où son utilisation est habituelle (la France) permet de mieux repérer les facteurs sociaux influençant les différents moments de la carrière de l’objet. Par exemple, le processus d’adaptation du camion aux méthodes de travail par des employés de Dongfeng et des chauffeurs chinois, comparé avec les moments de la carrière de l’objet dans son pays d’origine, permet de repérer les influences d’un objet spécifique ainsi que les phénomènes de réappropriation et de réinvention de l’objet.

Dans une thèse en sociologie, la partie théorique intervient souvent après la problématisation pour apporter des éléments de réponse à la question qui a été définie a priori. Notre thèse, par un souci de cumulativité des recherches, possède une architecture spécifique. Nous avons commencé par un état de l’art pour déterminer les questions qui restaient ouvertes. Dans la première partie, le premier chapitre est consacré à un état des lieux des manières dont la sociologie interrogeait la technique. Les sociologies contemporaines traitant de la technique se divisent en deux courants. Le premier, la co-influence, décrit l’interaction entre un domaine technique et un domaine social. Le second, la co-construction, refuse le découpage en deux domaines séparés et insiste sur l’interpénétration. Dès lors, notre question a été de savoir dans quelle mesure les relations entre technique et social sont de l’ordre de la co-construction ou de la co-influence.

Pour répondre à cette question, nous avons mis en place une méthodologie d’enquête qui est présentée dans le second chapitre. Il s’agit des principes que nous avons souhaité suivre, les différentes opérations de recherches que nous avons menées et les problèmes que nous avons rencontrés.

A partir de ce travail de terrain et de notre réflexion théorique, nous présenterons notre modèle d’analyse des interactions entre les objets techniques et le social. Il repose sur l’hypothèse selon laquelle des éléments des deux courants peuvent coexister dans la réalité observée. Les interactions entre les objets techniques et le social sont des co-constructions et des co-influences. Ces types de lien existent en rapport avec les formes de l’objet. Les objets techniques peuvent être décomposés analytiquement en représentations, objets intermédiaires et objets matériels. Aucune de ces formes ne peut être décrite comme étant plus importante ou plus réelle. Les représentations de l'objet sont sociales et tendent vers la technique. L’objet intermédiaire, c’est-à-dire les accords qui se construisent dans un réseau sur la définition de l’objet, sont dès leur origine des hybrides sociotechniques. Ces deux formes de l’objet technique induisent alors un lien de co-construction entre le social et la technique. L’objet matériel appartient au domaine technique mais tend vers le social dont il intègre progressivement des logiques. Il entraîne un rapport de co-influence entre un domaine technique et un domaine social. Dès lors, nous argumenterons que l’objet technique joue un triple rôle dans l’action. Le premier rôle est auto-imposé par l’acteur au travers de ses représentations de l'objet. Le second est en lien avec le pouvoir coercitif du groupe ayant constitué un objet intermédiaire. Le troisième est lié à l’objet matériel : en raison de son appartenance au domaine physique, celui-ci possède une ontologie propre qui est généralement décrite par les sciences physiques, chimiques, biologiques…

Dans une seconde partie, nous présentons comment les trois rôles et les trois formes de l’objet sont reliés. Ils sont distingués analytiquement et la présentation des cinq étapes de la carrière de l’objet technique étudié aura pour but de montrer comment ils interagissent et se combinent.

Le premier chapitre concerne l’innovation du moteur dCi 11 en France et en Chine. Dans les années 1990, l’objet technique a été inventé en France par Renault Trucks qui s’appelait alors Renault Véhicules Industriels. La licence de ce moteur a été vendue à un constructeur automobile chinois, Dongfeng Limited en 2002. Si le groupe chinois n’a pas réalisé l’invention du moteur, il a apporté un nombre important de modifications. Ce sont ces adaptations que nous comparons avec l’invention en France, en argumentant qu’il n’existe pas de différence de nature entre les deux processus, mais seulement d’échelle. En effet, dans les deux cas, il s’agit de combiner des éléments techniques connus dans un ensemble cohérent. Il ne se produit, dans aucun des deux cas, une invention au sens de création ex nihilo.

Cette étape permet de voir comment l’interaction générale entre objet technique et social prend la forme de séries de boucles qui relient les trois formes de l’objet technique. Les représentations de l’objet qu’ont les membres d’un réseau sont traduites dans un hybride sociotechnique qui définit les caractéristiques souhaitées pour le futur objet. Cet objet intermédiaire est matérialisé dans un objet physique. Les caractéristiques matérielles de ce dernier sont testées, donnant lieu à des nouvelles représentations de l'objet qui sont à leur tour traduites dans des objets intermédiaires. Les étapes suivantes permettent d’affiner les relations entre les formes de l’objet technique décrites dans ce schéma général de boucles.

Le deuxième chapitre est consacré à la fabrication du moteur. Parmi l’ensemble des processus techniques nécessaires à la réalisation du moteur, nous avons concentré notre recherche sur le montage pour des raisons de facilité d’accès et d’intérêt de la recherche. En effet, le montage est la dernière étape de la fabrication ; il concentre les enjeux des opérations menées auparavant. Nous avons comparé l’ensemble des activités techniques nécessaires au montage du moteur en France et en Chine.

La fabrication consiste à matérialiser l’objet technique ; cette étape permet d’étudier le passage d’un objet intermédiaire à un objet physique. Nous verrons comment l’objet intermédiaire résultant de l’étape d’innovation est traduit dans un ensemble de procédures mais également dans des équipements en anticipant les contraintes techniques et selon la perception que les acteurs ont du contexte social. Les opérateurs s’approprient cet objet intermédiaire traduit et le modifient à partir de leurs représentations de l’objet matériel fabriqué qui intègrent leurs propres enjeux centrés autour de la nécessité de faire avancer la chaîne.

Le troisième chapitre concerne la vente du moteur dCi 11. Les moteurs sont rarement vendus seuls, aussi, nous avons comparé les ventes des camions équipés de cet objet technique en France et en Chine. Lors de cette étape, il s’agit de construire une définition d’un camion à acheter dans un réseau qui comprend généralement un vendeur, un ou plusieurs transporteurs et des chargeurs.

La vente permet d’étudier le passage des représentations de l'objet à un objet intermédiaire. Le processus général prend la forme d’une traduction. Chaque acteur doit modifier ses représentations de l'objet pour le présenter dans un langage recevable par les autres acteurs et créer un consensus. Dans le cas des véhicules dCi 11, nous avons distingué trois formes de traduction. Dans la traduction unilatérale, un acteur profite qu’il est le seul à maîtriser les différents langages nécessaires à la construction d’un consensus pour imposer sa représentation de l'objet. Dans la négociation, un rapport de force préexistant détermine l’acteur qui pourra imposer sa représentation de l'objet. Enfin, dans le cas d’une discussion, les rapports de pouvoir sont contrôlés et les acteurs maîtrisent les différents langages. Dès lors, la situation permet la construction d’un consensus mêlant les différentes représentations.

Le quatrième chapitre est consacré à la maintenance et à la réparation. Il s’agit d’un ensemble d’opérations qu’il faut réaliser sur l’objet technique pour qu’il continue de fonctionner tel que cela avait été prévu au moment de l’innovation. Les opérations considérées comme normales relèvent de la maintenance alors que les opérations « anormales » appartiennent au domaine de la réparation.

Ces opérations peuvent être réalisées de manière préventive et, dans ce cas, ce sont des représentations de l'objet qui guident l’action technique. Comme dans le cas de la fabrication, ces représentations de l'objet sont créées à partir de l’objet intermédiaire produit pendant l’innovation mais tendent à s’en distancier par un processus d’essais et d’erreurs. Les transporteurs testent des nouvelles opérations et si le véhicule ne rencontre pas de problème, ils valident leurs modifications.

Ces opérations peuvent également être réalisées en réaction à ce qui est perçu comme un problème technique. Dans ce cas, des jugements sont construits sur l’objet pour distinguer son fonctionnement actuel du fonctionnement normal. Deux représentations de l'objet se constituent ainsi (fonctionnement actuel et normal) qui sont traduites sous la forme d’objets intermédiaires dans un réseau comprenant généralement l’utilisateur du véhicule, son propriétaire et un ou plusieurs réparateurs. Là encore, ce passage peut prendre les trois formes que nous avons décrites pour l’étape de la vente.

Le cinquième chapitre est consacré à l’utilisation des véhicules équipés du moteur dCi 11 en France et en Chine. Nous avons distingué deux formes d’utilisation : la gestion logistique de la flotte par une entreprise de transport et l’usage d’un camion par son chauffeur.

L’utilisation permet d’affiner notre compréhension de la construction des représentations de l'objet qui guident l’action technique. Cette recherche nous a permis de construire deux types de l’utilisation des objets techniques selon que la représentation de l'objet est construite ou non à partir d’un objet matériel. Le premier se caractérise généralement par une volonté de rationaliser l’action technique. Dès lors, c’est moins l’objet matériel qui est pris en compte que l’ensemble des objets d’un même type ou le contexte technique. On associe à une situation définie a priori une action technique indépendamment des spécificités de l’objet matériel. Le second type se traduit par le fait que la représentation est construite à partir d’un l’objet matériel. Dès lors, pour l’utilisateur, il n’est plus question de prévoir une action technique mais d’adapter son comportement aux spécificités de l’objet matériel.

Enfin, le sixième chapitre opère la synthèse des apports des chapitres précédents en présentant le modèle général des interactions entre les formes de l’objet technique pendant sa carrière. Il s’agit alors de répondre à la problématique pour montrer de quelle manière la technique et le social interagissent (approche de la co-influence) et s’entremêlent (approche de la co-construction) tour à tour.

Notes
1.

FRIEDMANN G., Les problèmes du machinisme industriel, Gallimard, Paris, 1946.

2.

LATOUR B., « Une sociologie sans objet : remarque sur l’inter objectivité », Sociologie du Travail, Paris, 4/94.

3.

LATOUR B., op. cit., 1994, p. 598.

4.

DURKHEIM E., Les règles de la méthode en sociologie, PUF, Paris, 1963, p. 15.