1.2. La première lecture du lien entre technique et société chez K. Marx

La sociologie du travail s’interroge sur le changement face à la technique en raison de l'influence de K. Marx, qui considère que le rôle des intellectuels est d'être au service de l’homme au travail. La sociologie du travail étudie surtout les influences des objets techniques sur le travail et a un point de vue plus déterministe. Ces analyses qui insistent sur l’influence des objets techniques sur le social correspondent à une période spécifique d’industrialisation rapide qui est vécue comme la dégradation de la qualification des ouvriers. L’objet technique est posé comme un fait et comme le cadre structurant du travail mais K. Marx reste ambiguë sur la question des causes du développement technique. Du fait de cette ambiguïté, il existe deux lectures opposées du rapport entre objets techniques et société dans l’œuvre de K. Marx.

La première lecture situe K. Marx dans le courant du déterministe technologique. Elle est basée sur la présentation du concept de « dialectique matérialiste » et sur l’analyse du changement social. La seconde lecture refuse d’associer K. Marx et le déterminisme technologique. Elle se base sur Le Capital et l’analyse des rapports domination de classe par le mécanisme de création de la plus-value.

La première lecture du rapport entre technique et social chez K. Marx est basée sur son analyse du changement social. Sa représentation de ce changement est fondée sur l’idée que les divers éléments de la société forment un tout cohérent, s’imbriquent les uns les autres et que leur combinaison obéissent à une logique dominante13. Cette logique dominante est dictée par les modes de production matérielle. Ainsi pour K. Marx :

‘« En acquérant de nouvelles forces productives les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel14 ».’

Il s’agit d’un déterminisme technologique puisqu’une technique entraîne de façon mécanique les rapports sociaux. K. Marx reprend le concept de la « dialectique » dans la philosophie d’Hegel en lui reconnaissant sa capacité à représenter la totalité du monde comme un processus de changement incessant et à découvrir le sens caché de l’histoire derrière les apparences. Néanmoins, K. Marx se distingue de ce dernier en présentant une dialectique « matérialiste ». Quand, pour Hegel, ce sont les idées qui sont le moteur de l'histoire, pour K. Marx, les idées sont le produit des modes de production matérielle. Le mode de production se définit lui-même par deux éléments : les forces productives (les rapports des hommes à leurs environnements c’est-à-dire les moyens techniques qu’ils développent pour produire) et les rapports de production (les rapports sociaux mis en place entre les hommes pour produire notamment les rapports de classe). Cette dialectique matérialiste repose sur un déterminisme technologique puisque de manière générale, l'état des forces productives détermine celui des rapports de production puis la société. En effet, les modes de production déterminent les superstructures d'une société : institutions et idéologies. Cette première lecture du rapport entre objets techniques et société dans l’œuvre de K. Marx est résumée dans sa célèbre préface de La critique de l'économie politique :

‘« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général […]15 »’

Le changement social intervient donc lorsque les forces productives matérielles, en évoluant, entrent en contradiction avec les rapports de production et les superstructures d’une société. Cette contradiction empêche alors les forces productives d’évoluer ce qui peut entraîner un changement social. La question est alors de savoir ce qui provoque le changement technique. La réponse du déterministe technologique est généralement le progrès scientifique. Dans sa théorie sur le changement social, K. Marx ne développera pas plus cet aspect, laissant la porte ouverte à toutes les interprétations.

Nous verrons tout d’abord comment la sociologie, en s’inspirant de la première lecture de l’œuvre de K. Marx, a développé des théories proches du déterminisme technologique puis dans un second temps comment la deuxième lecture de l’œuvre de K. Marx a permis un renouveau des approches. Il s’agissait de montrer que, dans certains textes, K. Marx dépasse l’approche déterministe technologique en montrant les interactions entre les techniques et les sociétés, sans donner plus d’influence sur le déroulement de l’histoire à l’un ou à l’autre de ces deux termes.

Notes
13.

BERNOUX P., Sociologie du changement, dans les entreprises et les organisations, seuil, Paris, 2004.

14.

MARX K., Œuvres, 1, La pléiade, 1965, p. 79.

15.

MARX K., Contribution à la critique de l'économie politique, 1859, "les classiques des sciences sociales", http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html , p. 20.