2.1. La deuxième lecture du lien entre technique et société chez K. Marx

La deuxième lecture de l’œuvre de K. Marx, qui montre les interactions entre technique et société, va ouvrir une nouvelle voie en ce qui concerne l’étude de la technique. Certains sociologues du travail se sont alors consacrés à retravailler les rapports entre évolution des techniques de production et condition de travail en développant un nouveau courant : la co-influence.

Cette deuxième lecture est initiée par J.Y. Calvez32. Il montre qu’associer la pensée de K. Marx au déterminisme est simplificateur. En effet, le déterminisme est utilisé par cet auteur comme un moyen dans un but prédictif : il lui permet d’énoncer la nécessité de la suppression du capitalisme. K. Marx a créé un système cohérent guidé par des lois stables qui expliquent à la fois son origine et sa déchéance. Dès lors, lorsqu’il met en avant les déterminants économiques dans sa description du système capitaliste, c’est pour mieux prouver la nécessité de sa déchéance. Néanmoins, J.Y. Calvez note une contradiction dans la pensée de K. Marx. Les déterminismes économiques qu’il érige en loi (l’aliénation économique, le mécanisme de création de la plus-value et l’accumulation de capital) ne sont pas suffisants pour expliquer la création du capitalisme. K. Marx n’a d’autres solutions que d’abandonner l’explication par le déterminisme économique. Il créé alors une synthèse entre déterminisme (nécessité des forces économiques spontanées) et conscience (dont le signe est la révolution violente) qui explique l’accumulation primitive par une sorte d’aliénation des consciences qui a précédé le capitalisme. L’explication Marxiste, que ce soit le simple déterminisme ou la synthèse entre nécessité économique et conscience, n’explique donc pas aussi bien les origines du capitalisme que son développement. Dès lors, pour redonner leur valeur scientifique aux travaux de K. Marx, il faut le défaire de sa volonté prédictive, c’est-à-dire de sa description des futurs infrastructures mais également de ce qui lui permet de justifier le changement d’infrastructure et qu’il intègre dans sa description des sociétés passées pour prouver ses prédictions.

Cette relecture de l’œuvre de K. Marx est approfondie par Louis Althusser33. Il a la volonté de différencier le « K. Marx politique » du « K. Marx savant » pour dégager ce dernier de sa lecture politique. Il s’agit d’éviter de lire les écrits politiques comme des écrits savants et de se concentrer sur les textes relevant d’une recherche de scientificité. Il distingue deux périodes chez K. Marx avec une coupure en 1846 autour du livre L'Idéologie allemande. Le Capital donne la clé de l'oeuvre de cet auteur et il faut relire son œuvre à l’aune de cet ouvrage. Cette différenciation a permis de mettre en avant les théories de cet auteur sur l’histoire et de revaloriser les apports du Capital pour l'économie politique, la philosophie et pour la théorie de l’histoire. Cette relecture amène à refuser la tendance évolutionniste que les choix politiques de K. Marx lui ont fait soutenir.

Si les relectures de JY Calvez et L. Althusser s’opposent sur de nombreux aspects, elles ont en commun la volonté de rejeter une lecture simplifiée de K. Marx liée à ces engagements politiques et notamment les tendances évolutionnistes et déterministes. Ces auteurs mettent en avant la pluralité des niveaux de lecture de son œuvre. L’application de cette deuxième lecture à la question de la technique chez K. Marx conduit à rejeter le déterminisme technologique qu’il met parfois en avant comme un signe de son engagement politique et permet de redonner toute sa complexité à sa description du rapport entre technique et société. La seconde lecture, en se recentrant sur l’étude du Capital, montre que dans la théorie scientifique de K. Marx, il existe une influence des rapports sociaux sur le développement technique. Cette influence est présentée lorsque K. Marx explique le mécanisme de création de la plus-value34. La machine est alors un moyen pour la classe dominante d’atteindre son but. Pour K. Marx, « comme tout autre développement de la force productive du travail, l'emploi capitaliste des machines ne tend qu'à diminuer le prix des marchandises, ce n’est qu’une méthode particulière pour fabriquer de la plus-value relative » 35. Dans cette partie, il étudie la manière dont les forces productives matérielles sont passées du statut d’outils, c’est-à-dire d’instruments manuels, à celui de machine. Il voit le système de machines-outils automatiques, qui reçoivent leur énergie d’un moteur central, comme la forme la plus développée du machinisme productif. Le système des machines se distinguent de la fabrique dès lors que « l’objet de travail parcourt une série de divers processus gradués exécutés par une chaîne de machines-outils différentes mais combinées les unes avec les autres » 36. En ce sens, le système des machines est issu de la manufacture car il se caractérise également par la coopération grâce à la division du travail. Si la machine a d’importantes conséquences sur le social, elle transforme les modes de travail et le caractère social du travailleur collectif pour faciliter son développement, son introduction n’est possible que par la division croissante du travail. Les objets techniques sont alors la matérialisation de l’organisation économique et sociale et la division sociale pénètre la technique car les changements techniques sont en effet dus à la volonté d’augmenter la plus-value. En ce qui concerne le rapport entre objets techniques et société, K. Marx semble donc décrire une boucle d’interactions, les objets techniques étant influencés par la société au travers des rapports sociaux de production et agissant à leur tour sur cette dernière. Néanmoins, K. Marx n’explicite jamais par quel mécanisme les rapports sociaux de production influencent le développement technique.

Notes
32.

CALVEZ J.Y., La pensée de K. Marx, Seuil, Paris, 2006.

33.

ALTHUSSER L., MACHEREY P., RANCIERE J. (dir.), Lire "le Capital", PUF, Paris, 1996.

34.

MARX K., « Le machinisme et la grande industrie, livre I, tome II, section 4, chap. XV », dans Le capital, critique de l’économie politique, Editions sociales, Paris, 1968.

35.

MARX K., op. cit., p. 22

36.

MARX K., op. cit., p. 25