4.2.Les études de l’usage technique

Cet aspect était peu pris en compte par la sociologie des techniques issue de la sociologie des sciences dont la conceptualisation porte essentiellement sur l’innovation. La sociologie de l’innovation présente la suite de l’histoire des objets comme le simple prolongement logique du réseau et elle finit donc par minimiser l’indétermination sociale liée aux objets techniques. Une étude de l’usage des objets techniques est impossible dans le sens où elle oblige à quitter les discours des acteurs. Ainsi, pour M. Callon et B. Latour, quand l’objet est stabilisé, il n’y a plus qu’une seule façon de le voir. La sociologie de l’innovation est donc prise au piège des acteurs : en effet, quand l’objet est utilisé, les acteurs sont essentiellement silencieux.

Pour S. Leigh-Star91, l’objet technique est une frontière : il sépare et il relie les utilisateurs et les concepteurs. Chacun des acteurs n’a ainsi pas à se préoccuper de l’autre et peut se croire le véritable auteur de l’action.

M. Akrich92 montre que la sociologie de l’innovation peut s’intéresser à l’utilisation. En effet, jusqu’alors cette sociologie ne pouvait décrire la technique que lorsqu’elle passait au travers d’épreuves (le moment de la conception, une situation d’exotisme ou de crise comme par exemple la panne…) qui font parler les acteurs réunis autour de l’objet technique.

Pour pouvoir intégrer les acteurs non parlant dans les réseaux sociotechniques, elle propose une approche reposant sur une hypothèse sémiotique qui considère l’objet comme un script. Elle veut montrer comment les objets et les utilisateurs se définissent conjointement au travers d’une sémiotique de l’objet, de l’innovation jusqu’à l’utilisation. Elle s’intéresse donc à la manière dont l’utilisateur est représenté, inscrit et traduit dans les choix effectués tout au long de l’histoire de l’objet. L’hypothèse sémiotique est qu’il est possible de voir les objets techniques comme un script, un scénario qui définit des espaces, des rôles et des règles d’interaction.

Pour M. Akrich, l’innovation prend en compte une description riche de l’action, c’est-à-dire que l’acteur est mobilisé sous différentes modalités. Dès lors, la notion d’acteur n’est pas suffisante pour rendre compte de la diffusion et de l’utilisation des objets. En effet, les acteurs peuvent appartenir à plusieurs réseaux simultanément. Le succès d’une innovation vient souvent du fait que l’objet créé peut être utilisé d’une multitude de façons différentes, c'est-à-dire qu’il n’enferme pas trop l’usager. La question est alors, comment décrire la mise en œuvre d’une pluralité d’usages par un dispositif technique unique. Pour en rendre compte, M. Akrich propose de décomposer la notion d’acteur grâce aux notions de « place » et « d’actants ». Ces différentes modalités offrent des représentations différentes de l’utilisateur et de l’objet qui ne se recoupent pas.

Le premier, la place renvoie à la conception de Goffman qui l’emploie au sens de statut d’un acteur dans un ensemble de relations régies par un unique principe d’équivalence. Cette notion correspond à tout ce qui est inscrit dans l’acteur et sur lequel le concepteur s’appuie pour l’innovation. Ainsi, l’usager peut être défini comme client, spectateur ou consommateur. A chacune de ces places correspond un type particulier de sous-réseau. Le second terme est celui d’actant, déjà utilisé par B. Latour et M. Callon, pour décrire les acteurs non humains d’un réseau sociotechnique. Il renvoie à la façon dont l’utilisateur est inscrit dans le dispositif. M. Akrich les définit comme « les entités désignées par un dispositif technique en vue de l’action pour laquelle il a été conçu » 93. Il y a donc une différence entre « l’utilisateur tel qu’il est inscrit dans le dispositif »94, c’est-à-dire l’actant, et « ce que le dispositif se doit de mobiliser chez l’utilisateur » 95, c’est-à-dire la position. Enfin, l’acteur en lui-même est celui qui a la responsabilité de l’action.

Son étude est basée sur les réseaux de vidéocommunication de première génération et du coffret d’abonné (CA) qui est le relais entre l’utilisateur et les réseaux. Elle montre comment les difficultés d’utilisation du CA et de la télévision combinée au magnétoscope entraînent la surprise puis la colère des utilisateurs. Cette difficulté est due au fait que pendant la conception, il a été impossible de mettre ensemble l’utilisateur du CA et celui du magnétoscope dans le même réseau. En effet, pour créer un nouveau marché, il faut faire le lien entre les actants et leur « place » autour d’un médiateur : le CA. Ainsi, pour assurer la connexion entre la place « personne autorisée » et l’actant « auteur d’une demande de programme », les concepteurs ont créé une « clé d’accès ». Or, il est impossible d’intégrer le magnétoscope à ce système sans induire d’importantes complications. Les concepteurs vont en effet définir le magnétoscope comme un actant à qui l’utilisateur délègue une tâche mais cet actant a une place fondamentalement différente de celle de l’usager et il ne peut pas ainsi composer des codes secrets. Il n’est donc pas possible de faire correspondre cet actant avec les différentes « places » de l’usager dans le réseau.

Grâce à cette théorie, on passe de la sociologie de l’innovation à celle de l’usage, M. Akrich montrant que l’usage ne peut être déduit des significations attachées à un dispositif lors de sa conception.

Toutefois, son analyse reste fortement attachée à l’innovation. En effet, elle prend peu en compte les utilisateurs comme acteurs et ne s’intéresse qu’à la manière dont ils sont inscrits dans le réseau et aux effets de cette inscription. M. Akrich reste donc attachée à un des présupposés de l’analyse de l’innovation qui considère que seuls les choix faits lors de l’innovation sont stratégiques et donc intéressants à étudier.

En France, la sociologie des conventions s’est également intéressée à la question de l’usage des objets reposant sur l'étude de l’action, dans le cadre d’une analyse de type co-construction telle qu’elle a été développée par M. Callon et B. Latour. Pour comprendre la construction des consensus, L. Boltanski et L. Thévenot96, analysent les ensembles de principes sur lesquels reposent nos relations. Ce monde commun est composé des représentations (« ce qui va de soi ») à partir desquelles les individus peuvent justifier leurs actions, c'est-à-dire leur donner un sens. Ces auteurs conçoivent la justification comme une argumentation. Cette argumentation repose sur 13 éléments : le principe supérieur commun, l’état de grand, la dignité des personnes, le répertoire des sujets, le répertoire des objets et des dispositifs, les formules d’investissement, les rapports de grandeur, les relations naturelles des êtres, la figure harmonieuse de l’ordre naturel, l’épreuve modèle, le mode d’expression des jugements, les formes d’évidence et l’état de petit. A partir de ces éléments, les auteurs décrivent sept mondes ayant un registre de justification propre : le monde de l’inspiration, du domestique, de l’opinion, du civique, du marchand, de l’industriel et du projet.

Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’un des éléments de l’argumentation justificative est consacré aux objets : le répertoire des objets et des dispositifs. Ce sont les objets et les dispositifs (entendus au sens de combinaison d’objets) « typiques d’un monde » qui appartiennent, légitiment et soutiennent ce monde.

Ainsi, pour L. Boltanski et L. Thévenot : « lorsque les objets ou leur combinaison dans des dispositifs plus compliqués, sont agencés avec des sujets, dans des situations qui se tiennent, on peut dire qu’ils contribuent à objectiver la grandeur des personnes » 97. Les objets « typiques » ont donc ici un rôle d’étalon pour déterminer la place des individus dans un monde donné.

C’est ce que décrit N. Dodier98 dans son analyse des « arènes techniques ». Pour cet auteur, les analyses sociologiques de l’objet laissent de côté le rôle des jugements d’autrui sur l’usage. Il montre que dans certaines circonstances, l’activité technique (c'est-à-dire les interventions humaines nécessaires pour garder un équilibre entre l’objet et son environnement) rencontre une audience qu’il nomme « arène ». Les arènes techniques servent à mettre en valeur les aptitudes individuelles dans l’utilisation des objets via l’aisance, la rapidité, la fiabilité, l’habileté, le courage, la familiarité aux objets, l’assurance…

Il montre que l’engagement des acteurs dans l’arène à deux conséquences sur l’usage. Tout d’abord, les utilisateurs conduisent une recherche de la plasticité de l’objet. En effet, les prouesses techniques ne sont réalisables que si l’opérateur gère le plus gros de l’activité technique. Or, certains éléments exercent une force de rappel qui oblige l’opérateur à aligner sa conduite, d’autres exercent un guidage souple qui laisse une marge de manœuvre à l’opérateur. Ainsi, parfois, la prouesse technique ne peut se faire qu’en dépouillant les objets des intermédiaires chargés de surveiller son comportement ou en transformant l’intérieur de l’objet, ce qui a pour conséquence l’individualisation et l’autonomisation de la machine par rapport à ses premiers concepteurs.

Cependant, l’engagement dans les arènes a également pour conséquence la création de voies personnelles par l’acteur pour mettre en avant ses capacités. C’est ce que montre L. Thévenot99 au travers des concepts de gestes intimes et de convenances personnelles qui naissent d’un ajustement entre l’homme et l’objet pendant l’usage. Cette familiarité avec l’objet entraîne une difficulté à justifier l’action, à l’expliciter. Ces phénomènes entraînent une augmentation de l’opacité de la méthode d’utilisation qui accroît le prestige dans l’arène. A partir de l’analyse de services après-vente et de laboratoires de test d’objet, cet auteur montre que les « voies personnelles » d’usages d’objet sont la norme et qu’il n’existe pas d’usage obligé pour un objet. Ainsi, il prouve que les actions ne sont pas toutes entières inscrites dans l’objet et que les modalités d’utilisation peuvent être différentes.

Le répertoire des objets prend un sens tout particulier dans le monde de l’inspiration où les comportements et les objets sont mis en relation et appréciés à partir du « génie » de l’inspiré. Ainsi, pour L. Boltanski et L. Thévenot : « dans le monde de l'inspiration, les appareils sont difficilement séparables des personnes dont le corps propre constitue pratiquement le seul équipement à leur disposition. La distinction entre le caractère matériel ou immatériel de l'équipement, souvent sous-jacente à l'opposition entre le symbolique et le non-symbolique, n'est pas ici une propriété fondamentale »100.

Ce phénomène est décrit par Bessy et Chateauraynaud101. Pour ces auteurs, comme il repose sur les sens, le jugement passe par un corps à corps, c’est-à-dire un contact entre le corps des individus et le corps de l’objet, qui ne trouve que peu de médiations dans le langage. Pour fournir des prises communes, les perceptions liées aux corps doivent coller avec un dispositif qui assure le passage des sensations au jugement. C’est la connaissance de l’ensemble de ces dispositifs, ces prises, qui sépare le profane de l’initié. Dans un régime normal, c'est-à-dire dans le « régime d’objectivation », les objets sont des corps que l’on maintient à distance et les expertises ne posent pas problème. Pour « objectiver » un objet, celui qui fait l’expertise doit pouvoir détacher le corps de l’objet de lui-même et le considérer comme quelque chose d’extérieur. Les doutes quant au jugement sur un objet proviennent souvent d’un basculement de ce régime vers le « régime d’emprise » qui suppose l’absence des repères d’objectivité intercalés entre ces deux corps.

En conclusion, l’approche constructiviste a établit l’existence d’une construction sociale de la technique qui fait que le technique ne pouvait être considérée comme un domaine à part. L’approche co-constructiviste montre que par bien des aspects la distinction établie entre un domaine physique et un domaine social ne rend pas bien compte de la réalité observable dans laquelle les techniques sont des hybrides socio-techniques qui mêlent sans distinction ces deux aspects. Pourtant cette distinction établie dans le cadre de l’approche de la co-influence est heuristique. Elle permet de décrire de manière plus détaillée la logique interne du développement technique et les interactions causales qui se jouent entre ces deux domaines au niveau micro et macro. A l’inverse, l’approche de la co-construction permet de prendre en compte de manière plus fine la manière dont ces aspects s’entremêles et montre que la réalité observable est constituée uniquement d’hybrides. Notre objectif sera donc de réussir de mettre en place une grille d’analyse permettant de concilier ces deux approches. Ce travail nécessite de préciser ce que nous entendons en utilisant le terme « approche » et de clarifier les relations entre les différentes approches que nous avons relevées.

Notes
91.

STAR S.L., GRIESEMER J.R, « Institutional ecology, 'translations' and boundary objects: Amateurs and professionals in Berkeley's Museum of Vertebrate Zoology », 1907-39. Social Studies of Science, 19, 1989, pp. 387—420.

92.

AKRICH M., « De la sociologie des techniques à une sociologie des usages : l’impossible intégration du magnétoscope dans les réseaux câblés de première génération », Techniques et Culture, 16, Juillet-Décembre 1990.

93.

AKRICH M., op. cit., p. 108.

94.

AKRICH M., op. cit., p. 109.

95.

AKRICH M., op. cit., p. 109.

96.

BOLTANSKI L., THEVENOT L., De la justification, les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991.

97.

BOLTANSKI L., THEVENOT L., op. cit., p. 179.

98.

DODIER N., « Les arènes des habilités techniques », dans CONEIN B., DODIER N., THEVENOT L., Les objets dans l’action de la maison au laboratoire, Ed de l’EHESS, 1993.

99.

THEVENOT L., « Essai sur les objets usuels », dans CONEIN B., DODIER N., THEVENOT L., Les objets dans l’action de la maison au laboratoire, Ed de l’EHESS, 1993, pp. 85-115.

100.

BOLTANSKI L., THEVENOT L., op. cit., p. 179

101.

BESSY C., CHATEAURAYNAUD F., « Les ressorts de l’expertise, épreuve d’authenticité et engagements des corps », dans CONEIN B., DODIER N., THEVENOT L., Les objets dans l’action de la maison au laboratoire, Ed de l’EHESS, 1993, pp. 141-164.