C.Une typologie des théories sur la technique : entre l’herméneutique et le positivisme

Les approches traitant de la relation entre société et objets techniques ne doivent pas être perçues comme des catégories strictes. Le « déterminisme technologique », le « constructivisme social », la « co-construction » et la « co-influence » ne sont pas des catégories mais plutôt des types reposant sur une opposition logique. Les théories des différents auteurs que nous avons présentées, si elles s’inscrivent plutôt dans une approche, sont en fait une articulation particulière entre les types opposés logiquement. Toutes les théories que nous avons classées dans le « constructivisme » et de la « co-construction » reconnaissent une part de contrainte dans l’objet. De même, les théories de la « co-influence » reconnaissent souvent les logiques sociales cristallisées dans les objets.

Pour décrire la sociologie des techniques, il semble donc intéressant d’avoir recours à la notion de polarisation. Les pôles sont alors les extrémités d’un continuum dans lequel se place chaque théorie qui sont une articulation particulière entre les deux pôles opposés logiquement.

Dans le cas des sociologies qui traitent des objets techniques, nous sommes confronté à une double polarisation. La première repose sur la fracture qui traverse l’ensemble de la sociologie entre les analyses explicatives et les analyses compréhensives. Le terme « d’analyse compréhensive » ne se réfère pas à la sociologie compréhensive telle que le terme est compris dans la sociologie française. Il ne s’agit pas de la sociologie wébérienne mais de l’acception épistémologique du terme. Dans le domaine des sciences humaines et sociales, on oppose souvent la compréhension et l’explication. La première relèverait du sentiment et s’exercerait dans le domaine proprement humain, alors que la seconde serait analytique, objective et relèverait exclusivement de la raison. Le courant « explicatif » est souvent associé à une sociologie « positiviste » alors que le courant « compréhensif » tend à se référer à une sociologie « herméneutique ». L’origine des différences est le choix de l’objet de la sociologie et de la conception de la science.

Le premier pôle, le positivisme, courant pour lequel la réalité observée peut être appréhendée au travers d’expériences, rapproche les sciences sociales du modèle des sciences de la nature, auxquelles il envie leur rigueur et leur scientificité. Ses objets sont donc des faits sociaux « objectivés » qu’il cherche à expliquer au moyen de lois, en montrant des relations de causalités. La sociologie qui tend vers ce pôle est généralement holiste en considérant, selon la formule de E. Durkheim, « les faits sociaux comme des choses 102  ».

Dans cette première polarisation, l’autre pôle est l’herméneutique, courant de l’interprétation des signes qui s’intéresse au sens que les individus donnent à leurs actions. La sociologie qui tend vers ce pôle fait voler en éclats les catégories construites par la sociologie qui tend vers le positivisme en montrant la diversité des raisons présidant aux actions observées.

A partir de cette polarisation de l’ensemble de la sociologie, il en existe une deuxième propre à la sociologie des techniques. Si cette dernière est liée à la première, des dépassements sont possibles. Nous sommes toujours dans la description de pôles et il ne faut donc en aucun cas considérer qu’un courant correspond entièrement à l’une de ces catégories. On constate dans les approches sociologiques de la technique une division entre celles privilégiant la technique et celles qui privilégient le social. La sociologie qui tend vers le positivisme favorise les approches présentant une « supériorité » de la technique sur le social car elle assimile la technique à une structure au moins partiellement indépendante et qui s’impose à l’individu. A l’inverse, la sociologie qui tend vers l’herméneutique montre une « supériorité » du social sur la technique, au travers de la construction sociale des techniques.

Il faut noter que nous avons utilisé l’expression floue de « supériorité de la technique sur le social » de façon volontaire pour maintenir le parallèle entre sociologie qui tend vers le positivisme ou qui tend vers l’herméneutique. Néanmoins, cette « domination » est de nature différente selon le courant considéré. Il s’agit d’un lien de cause à effet dans le cas de la sociologie qui tend vers le positivisme. Pour pouvoir montrer les liens causaux reliant ces deux aspects, ce courant décrit deux ensembles séparés aux limites claires et tend donc à parler de systèmes, techniques ou sociaux. Pour la sociologie qui tend vers l’herméneutique, ce lien est totalement différent car les partisans de cette sociologie considèrent que l’élément supérieur participe à la définition de l’autre, c’est-à-dire que le second ne peut être pensé sans le premier. Il n’est donc pas possible dans cette logique de parler de système, au sens strict de système fermé, car aspects techniques et aspects sociaux s’interpénètrent.

L’enjeu est donc l’antériorité du social ou de la technique dans leur relation. La sociologie « positiviste » tend à considérer que la technique est ontologiquement première, là où, pour la sociologie « herméneutique », le social est premier.

Chacune des approches de la sociologie des techniques se place donc dans deux continuums entre les pôles décrits plus haut : positivisme / herméneutique et « supériorité » du technique / « supériorité » du social. En fait, chacune de ces théories est une articulation de ces deux oppositions par rapport à un terrain.

En conclusion de cette partie sur l’état de l’art, nous souhaitons revenir sur une question qui reste ouverte dans les sociologies qui traitent de la technique et qui sera examinée dans notre thèse. Il s’agit du débat entre les deux approches complexes du lien entre technique et société : la co-influence et la co-construction. Comme nous l’avons montré, ces deux approches sont les pôles d’une opposition entre le courant herméneutique et positiviste. Notre travail a consisté à proposer une nouvelle approche théorique permettant de combiner les apports des deux approches.

Notes
102.

DURKHEIM E., op. cit., p. 24.