2.2.La technique en sociologie : une vision fragmentée de la carrière

Dans les sociologies qui s’intéressent à la technique, la carrière d’un objet technique est marquée par la différenciation de deux étapes : l’invention et l’utilisation. Les études sociologiques des objets techniques n’ont presque jamais été consacrées à l’ensemble de la carrière d’un objet mais seulement à l’une des deux étapes. Les études de l’innovation ont toujours été majoritaires car ce moment a été longtemps perçu comme le plus important. Néanmoins, la sociologie du travail et plus récemment les recherches issues de la sociologie des sciences se sont également intéressées à la question de l’usage des techniques.

En ce qui concerne l’invention dans le cadre du déterminisme technologique, théorie qui a dominé la technologie à son origine, ce moment est considéré comme crucial car l’enjeu était alors de reconstituer l’évolution logique des techniques et l’utilisation n’était alors vue que comme l’application purement logique du progrès technique.

De même, le courant du constructivisme social a surtout insisté sur ce moment. En effet, les partisans du constructivisme social ont mis en avant les facteurs sociaux participant à l’innovation technique pour essayer de remettre en cause le statut particulier, indépendant de la société, qui est attribué à l’objet technique par le déterminisme technologique.

La sociologie des techniques issue de la sociologie des sciences s’intéresse surtout à un domaine équivalent dans lequel elle peut réutiliser les concepts issus de l’étude de l’innovation l’innovation, l’invention de l’objet. Elle tend donc à ne considérer que certains moments de la vie de l’objet et jamais son ensemble. Sous l’influence de la sociologie de l’innovation, l’étude des objets techniques tend aujourd’hui à ne plus considérer que les acteurs stratégiques, c'est-à-dire ceux qui participent à l’élaboration d’un projet technique, et laisse de côté ceux qui participent à son utilisation. Nous avons vu que la sociologie de l’innovation présentait l’ensemble de l’existence des objets comme le prolongement logique du réseau et était également prise au « piège » de sa valorisation du discours des acteurs, car le moment de l’utilisation donne lieu à moins de discours que celui de l’invention.

L’utilisation n’a tout d’abord été étudiée que dans le cadre de la sociologie du travail, même si nous l’avons vu cette discipline n’a jamais formalisé la question du statut de l’objet en tant que tel. Récemment, le courant de la sociologie des techniques issu de la sociologie des sciences, s’est également tourné vers ce deuxième moment de la carrière de l’objet.

Nous avons vu que la sociologie du travail française était souvent rattachée à l’approche « déterminisme technologique ». Néanmoins, nous avons montré que ce rapprochement était réducteur, cette branche de la sociologie s’étant par exemple intéressée au moment de l’utilisation. En effet, dans la sociologie du travail, l’utilisation des objets techniques n’est pas vue seulement comme la conséquence logique des caractéristiques techniques des objets. Les travaux de K. Marx107, P. Naville108 et G. Friedmann109 s’attachent à montrer comment les machines sont utilisées par les employeurs pour aliéner les ouvriers. A. Touraine110 étudie la manière dont les ouvriers s’adaptent au changement technique.

Aujourd’hui, comme le note D. Vinck111, les théories issues de la sociologie des sciences s’orientent vers une étude des usages des techniques. Il s’agit de montrer comment les techniques sont prises, transformées et déplacées en même temps que la société. Ce deuxième moment, l'utilisation, va pouvoir être étudié avec les concepts de la sociologie des sciences et de la sociologie de l’innovation en étant présenté comme une ré-invention. M. Akrich112, notamment, essaie de faire le lien entre innovation et usage en considérant l’objet comme un script ce qui permet de contourner le problème lié au silence des acteurs durant l’utilisation. Toujours dans cette perspective, la sociologie des conventions s’est également intéressée à la question de l’usage des objets avec B. Conein, L. Thévennot et N. Dodier113, en montrant que tous les usages ne sont pas inscrits dans l’objet technique. Ces théories restent centrées sur un moment de la carrière de l’objet. L’invention n’est prise en compte qu’au travers l’usage que les développeurs avaient imaginés pour leur création.

La sociologie s’est donc principalement intéressée à deux moments de la carrière de l’objet l’invention et l’utilisation. De plus, les recherches restent centrées sur un de ces deux moments et ne tissent que peu de liens entre eux. Celles centrées sur l’innovation évaluent les effets des objets techniques à partir des objectifs des concepteurs ou des changements sociaux qui ont eu lieu au moment de son invention. A l’inverse, les études de l’usage des objets techniques tendent à assimiler la forme de l’objet technique uniquement à « la volonté de ceux qui l’ont développés » ou « une conséquence logique de l’évolution technique ». L’étude partielle de seulement une des étapes de la carrière de l’objet ne permet donc pas de répondre à notre problématique c’est-à-dire de savoir dans quelle mesure les liens entre technique et société sont de l’ordre de la co-construction ou de la co-influence. Notre démarche sera de suivre l’ensemble de la carrière car il n’est pas possible de supposer a priori la moindre importance d’une étape au sujet de la question du lien entre technique et société.

Notes
107.

MARX K., op. cit., 1965.

108.

NAVILLE P., op. cit., 1961.

109.

FRIEDMANN G., op. cit., 1946.

110.

TOURAINE A., op. cit., Paris, 1955.

111.

VINCK D., op. cit. 1995

112.

AKRICH M., op. cit., 1990.

113.

CONEIN B., DODIER N., THEVENOT L., op. cit., 1993.