2.3. Un découpage en cinq étapes correspondant aux regroupements d’acteurs

En raison des difficultés à mener une analyse entièrement diachronique, nous avons été amené à diviser la carrière de l’objet en cinq étapes. Ce découpage a été fait pour des raisons méthodologiques, pour faciliter notre démarche de recherche et sera également utilisé dans cette thèse par commodité de présentation.

Au sujet du découpage, de nombreuses de divisions de la carrière étaient envisageables. Au début de notre recherche, nous avions ainsi décidé d’adopter un premier découpage en cinq étapes : innovation, fabrication, adaptation à une tâche, utilisation et fin de vie. Nous avons préféré le terme d’innovation à celui d’invention en nous référant au travail de B. Gille114. Invention et innovation sont souvent pensées comme des termes interchangeables néanmoins le second a un sens plus large que le premier. L’invention est un dispositif technique nouveau ou une nouvelle combinaison technique venant répondre à un problème technique donné. L’innovation comprend l’invention technique mais également les besoins auxquels il répond ainsi que les conditions politiques, économiques et sociales nécessaires à son développement. Ce découpage en cinq étapes était basé principalement sur nos recherches bibliographiques et nos connaissances du terrain antérieures à la recherche. Ainsi, innovation et utilisation sont les deux grandes étapes étudiées par les sociologies qui traitent de la technique. Nous avions ajouté la fabrication, malgré l’oubli de cette phase dans les études du lien entre technique et société, en raison de son importance dans la carrière de l’objet. Nous avions également choisi de distinguer l’utilisation de l’adaptation de l’objet technique à une tâche en raison de l’insistance de la sociologie issue des études des sciences sur la réinvention de l’objet. Enfin, selon les recommandations de M. Akrich115, nous avions décidé d’ajouter une étape de fin de carrière pour étudier les modalités de remplacement ou de destruction de l’objet.

Au cours de la phase de recherche exploratoire, nous avons décidé de revenir sur ce découpage pour en adopter un autre plus fonctionnel du point de vue méthodologique basé sur les regroupements d’acteurs. En effet, dans le premier dans le premier découpage que nous avions choisi, certaines étapes étaient difficiles à différencier. Ainsi, comment savoir où s’arrête l’adaptation et où commence l’utilisation quand les recherches issues de la sociologie des sciences montrent justement que l’utilisation elle-même est une redéfinition de l’objet technique. Notre sujet portant sur l’étude d’un moteur de camion, nous avons créé un deuxième découpage en quatre étapes : innovation (structures de « recherche et développement » du constructeur), fabrication (usines du constructeur), vente (concessions du constructeur et transporteurs) et utilisation (transporteurs et chargeurs). Pour rendre le découpage plus clair, nous avons abandonné l’idée d’un découpage chronologique pour s’intéresser aux regroupements d’acteurs autour de l’objet. L’innovation regroupe les membres d’une équipe projet en relation avec les structures de recherche et développement de l’entreprise. La fabrication se déroule dans les usines en faisant interagir des opérateurs, leur encadrement et des membres de la direction des méthodes. L’utilisation fait se rencontrer un transporteur par le biais de ses chauffeurs et un chargeur. Pour ne pas négliger les apports de notre premier découpage, dans l’étape d’utilisation nous avons distingué l’adaptation à une tâche et les modalités de fin de carrière de l’utilisation. Dans la phase de recherche exploratoire, nous nous sommes rendu compte que dans le premier découpage de la carrière nous avions omis une étape importante : la vente. Cette étape est marquée par l’interaction entre une concession et ses vendeurs d’un côté et un transporteur qui est le client de l’autre. Ce deuxième découpage correspondait également à celui opéré par les constructeurs Renault Trucks et Dongfeng Limited.

Le principal défaut de cette méthode porte sur la prise en compte de la réparation et la maintenance de l’objet technique. En effet, dans la représentation des constructeurs cette dernière étape appartient à la phase de la vente car ils souhaitent que les réparations soient menées au sein des concessions qui réalisent également la vente. Cette représentation ne tient pas compte du fait que les transporteurs peuvent être amenés à créer un service de réparation au sein même de leur entreprise, c’est-à-dire un atelier intégré ou encore qu’ils peuvent s’adresser à des réparateurs d’autres marques ou à des indépendants. Cette dernière difficulté nous a amené à créer un troisième découpage de la carrière en cinq étapes : innovation, fabrication, vente, utilisation, maintenance/réparation qui a servi de base à la fin de notre recherche et à l’écriture de la thèse. Cette dernière division nous a amené à visiter des concessions d’autres marques en France et en Chine, ainsi que des réparateurs indépendants.

Comme les étapes de la carrière de l’objet technique ont été distinguées à partir d’une étude de cas dans l’industrie du camion, on pourrait penser que la spécificité de ce découpage (vis-à-vis des approches antérieures) vient de la spécificité de ce terrain. Néanmoins, nous argumenterons que la spécificité de ce découpage provient moins de notre cas d’étude que de l’approche choisie : l’étude d’un objet technique et non d’une technique en général. Même si l’on exclut l’étape de maintenance/réparation qui est absente de la carrière de la majorité des objets d’usages courants, deux des étapes (fabrication et vente) que nous avons citées ont lieu pour la majorité des objets techniques et n’ont jamais été étudiées spécifiquement dans le cadre de théories du lien entre technique et société. La question de la vente des objets a été abordée en sociologie de la consommation (voir notamment J. Baudrillard116 ou R. Sennett117). A notre connaissance, la question de la fabrication du point de vue de l’objet fabriqué n’a jamais été étudiée que dans le cadre de la sociologie du travail dans la branche récente de l’étude des activités. Ces oublis ne doivent pas être attribués à un manque dans les sociologies qui traitent de la technique. En effet, ils sont inhérents à la manière dont la question était posée dans ces sociologies. Ainsi, le refus de distinguer le sens large du sens restreint du terme « technique » dans les recherches issues de la sociologie des sciences et le refus de distinguer les procédés de production des objets servant à la production en sociologie du travail, a entraîné la mise en avant des étapes communes à ces deux réalités regroupées sous le terme de technique : l’objet technique et les techniques comme savoir-faire, c’est-à-dire l’invention et l’utilisation. L’étude des différentes étapes que comporte la carrière d’un objet technique montre que cette approche n’est pas satisfaisante car elle conduit à oublier des éléments importants ayant des conséquences sur la manière dont l’objet technique et la société interagissent.

Il s’agit donc plus de regroupements d’acteurs gravitant autour de l’objet technique que de phases chronologiques. L’idée était de ne pas présupposer que ces moments présentaient le même type de lien entre technique et social mais de regarder comment social et technique interagissaient au travers de chaque groupe qui se relayait auprès de l’objet technique.

Dans l’analyse, nous avons été vigilant à ne pas réduire l’aspect diachronique à une étude de différentes « tranches de temps ». Ainsi, nous avons mis en évidence les liens entre les étapes que nous avons définies en insistant sur les aspects redondants d’une étape à l’autre qui traduisent le fait que les étapes ne sont pas ordonnées chronologiquement de façon fixe.

Notes
114.

GILLE B., op. cit., 1978.

115.

AKRICH M., op. cit., 1990.

116.

BAUDRILLARD J., op. cit., 1970.

117.

SENNETT R., The culture of new capitalism, Yale University Press, New Haven, 2006.