1. La phase exploratoire

La première année de recherche a été consacrée à la phase exploratoire, il s’agissait de se familiariser avec le terrain. Nous avons adopté une grille de lecture assez ouverte. Il s’agissait de mettre en place une enquête exploratoire de type ethnographique pour éviter d’imposer une problématique au terrain. Cette recherche exploratoire a été complétée par une recherche documentaire sur le marché du transport et le secteur automobile et leurs contextes dans les deux pays ainsi que par une formation à la technique automobile en général. Pour cette dernière partie, nous avons pu participer à une formation d’une semaine au sein de Renault Trucks sur les techniques du camion. En parallèle, nous avons poursuivi notre travail théorique démarré durant notre « Diplôme d’Etudes Avancées ». Il s’agissait de faire l’état de l’art, c’est-à-dire le point sur la manière dont les objets techniques avaient été abordés en sociologie. Pour reprendre le vocabulaire de J.C. Rabier, il s’agissait d’avancer les niveaux un et cinq de manière indépendante.

Après une première période tournée vers l’industrie du camion en France pour améliorer nos connaissances sur ce domaine, nous avons plus particulièrement travaillé la carrière des objets techniques en Chine pour compenser notre manque de connaissances préalables. Ce travail nous a également permis de réaliser le travail de déconstruction des équivalences données entre les deux sociétés étudiées, au sens de M. Lallement.

Durant cette phase, nous avons essayé de mener une approche générale croisant trois niveaux d’étude : micro-sociologique, méso-sociologique et macro-sociologique. En ce qui concerne le niveau micro-sociologique, notre approche ciblait particulièrement les interactions entre les acteurs et les objets techniques. Pour chaque catégorie d'acteur, nous nous sommes intéressé à leurs actions sur la technique ainsi que les connaissances et la représentation qu’ils en avaient. Au niveau méso-sociologique, nous avons étudié les organigrammes et modes de fonctionnement des deux groupes Renault Trucks et Dongfeng Limited mais également ceux d’entreprises de transport. Enfin, au niveau macro-sociologique, nous nous sommes consacré au contexte du marché du transport et du secteur de l’automobile autour d’aspects aussi bien historiques qu’économiques, juridiques ou sociaux.

Pour améliorer notre connaissance de l'industrie du camion, les six premiers mois de la recherche ont été consacrés à l'étude de l'organisation de Renault Trucks et aux deux premières étapes : innovation et fabrication en Europe. Nous avions déjà travaillé sur l’utilisation des véhicules pour notre travail de « Diplôme d’Etudes Avancées » qui a donné lieu à un mémoire sur l’usage des camions par les chauffeurs122. Au sujet de l’innovation, la phase exploratoire a été menée au travers de huit entretiens dans les structures de recherche et développement et sept entretiens à la direction produit et stratégie de Renault Trucks. En ce qui concerne la fabrication, la phase exploratoire a été réalisée grâce à une mission d'une semaine à l'usine de Blainville123 et à des entretiens à la direction des Fabrications. A ce moment, nous travaillions encore sur le projet de joint-venture, nous avions donc visité non pas l’usine de montage des moteurs, mais celui de fabrication des cabines qui constituait le principal transfert de technologie prévu dans ce cadre. Les données recueillies dans le cadre de cette enquête nous ont tout de même été utiles car l’organisation du centre de fabrication des cabines est similaire à celui du montage des moteurs. Au niveau de la vente, l'enquête a été menée par des entretiens dans les différents services de la direction Commerciale à Lyon, à la direction régionale Nord-Est à Paris124 et par une mission de trois jours dans une concession à Paris Ouest125.

En raison des priorités du partenaire Renault Trucks, la deuxième moitié de la première année de recherche a été consacrée à l'étude de la vente et de l'utilisation des camions et du marché du transport en Chine. Il s’agissait de réaliser une comparaison avec les données recueillies dans le cadre de l’étude que nous avions menée en 2003-2004 pendant notre travail de « Diplôme d’Etudes avancées » sur l'utilisation des camions en France. La phase exploratoire en Chine a débuté grâce à une mission de deux mois en Chine dans le cadre de l'action publicitaire de Renault Trucks : « Renault Trucks China Tour 2005 »126. Dans ce cadre, nous avons mené vingt deux entretiens dont sept avec des employés de la filiale commerciale de Renault Trucks en Chine, sept avec des représentants d’entreprises de transport, un avec un carrossier et sept avec des chauffeurs.

Encart 1 Le « Renault Trucks China Tour 2005 »
Le China Tour est un voyage publicitaire en camion organisé par Renault Trucks et qui a traversé la Chine du Nord au Sud. Pour améliorer son image de marque en Chine, Renault Trucks a organisé une opération publicitaire sur le thème de la « route de la soie ». Il s’agissait dans un premier temps de rejoindre Pékin depuis Lyon avec une caravane de camions Renault Trucks. Entre le 2 avril et le 9 juin 2005, ces camions ont donc parcouru 23 000 kilomètres et traversé 15 pays. Dans un deuxième temps, les camions ont réalisé un trajet en Chine pour présenter la gamme et sa fiabilité dans les conditions réelles du transport chinois. Il ne s’agissait plus alors de franchissement mais de parcourir les routes qui composent le réseau chinois. C’est à cette seconde partie, dénommée le « Renault Trucks China Tour 2005 », que nous avons pris part, étant le seul français parmi une équipe de 16 chauffeurs routiers chinois.
Au cours de cette seconde partie, nous avons traversé 18 provinces et 16 villes majeures et parcouru plus de 12 000 kilomètres du 11 juin au 10 août 2005. Cette recherche nous a permis d’améliorer notre connaissance sur le marché du transport routier de marchandises chinois en étant en contact direct avec les routes, les camions et les chauffeurs en Chine grâce à la distance parcourue et la diversité des routes empruntées. Le fait de partager ce voyage avec un groupe de chauffeur chinois nous a permis d’évaluer leurs conditions de vie. Le métier de chauffeur routier a été sacrifié dans le développement économique chinois à la nécessité d’avoir un prix du transport routier aussi bas que possible. La surcapacité de transport entraîne un rapport de force défavorable à ces derniers dans leurs relations avec les chargeurs. Ces éléments, en lien avec la multiplication des véhicules motorisés, ont sans doute entraîné la dévalorisation du métier et la détérioration des conditions de vie des chauffeurs. Nous avons également eu un aperçu de l’état des infrastructures routières en Chine. Le réseau autoroutier est en rapide développement mais manque également de maintenance, ce qui entraîne des conditions de circulation difficiles sur les axes plus anciens. Le coût élevé des autoroutes les rend impossibles à fréquenter pour la majorité des transporteurs. Nos trajets dans les régions moins développées où il n’existait pas encore d’autoroute, nous ont également permis d’apercevoir les conditions du transport sur les routes nationales et les aléas qui y sont liés (travaux, routes endommagées par la saison des pluies et la surcharge des camions ou mal entretenues, accidents…). Par exemple, lors de notre voyage, la route nationale reliant Kunming, la capitale de la province du Yunnan, à Chengdu, la capitale de la province du Sichuan, a été fermée pendant cinq jours pour être agrandie, sans autre alternative que d’attendre sa réouverture. Certaines routes étaient tellement endommagées qu’il nous est arrivé de parcourir moins de 120 kilomètres en 10 heures de conduite.
Les conditions particulières de cette enquête, un voyage sur une portion d’un énorme réseau dont nous ne maîtrisions pas le mode sélection, nous oblige à limiter la validité des résultats. Néanmoins, cette mission convenait pour la phase exploratoire d’une recherche. Ce voyage nous a donné un aperçu du transport en Chine et nous a permis d’appréhender la diversité de ce pays et de combler les retards de connaissances entre un terrain sur lquel nous avions déjà des connaissances et celui dont nous ignorions presque tout.

Au début de la deuxième année, nous avons mené des enquêtes pour achever la phase exploratoire de notre recherche en complétant les informations recueillies sur les phases de vente et d’utilisation en Chine et en réalisant des enquêtes spécifiquement dédiées aux autres phases. La deuxième127 et la troisième128 mission en Chine nous ont permis de compléter notre connaissance du marché du transport chinois au travers de nombreuses visites et entretiens. Au cours de ces deux missions en Chine, nous avons ainsi réalisé des entretiens avec onze représentants d’entreprises de transport, treize chauffeurs, deux réparateurs et cinq employés de concessions ou du service vente des constructeurs (trois à Renault Trucks et deux à Dongfeng Limited).

En février 2006, nous avons réorienté notre terrain de recherche vers le cas du transfert du moteur dCi 11 et il a fallu compléter notre phase exploratoire. En raison de la première orientation de notre recherche vers le projet de joint-venture, nous avions peu travaillé sur le moteur et son transfert. Nous avons donc dû compléter notre phase de recherche exploratoire en se formant à la technique du moteur diesel et en organisant une mission à l’usine de montage de Renault Trucks en Avril 2006 et à celle de Dongfeng Limited en Juin 2006. En ce qui concerne le premier point, nous avons participé à une seconde session de formation chez Renault Trucks sur le moteur dCi 11. Notre troisième mission en Chine nous a permis de réaliser la phase exploratoire concernant l’innovation et la fabrication chez Dongfeng le partenaire chinois de Renault Trucks.

Parallèlement au cours de cette première période, nous avons amélioré nos connaissances de l’histoire du transfert du moteur dCi 11 en réalisant neuf entretiens à la Direction des coopérations internationales.

Encart 2 Deuxième et troisième missions en Chine
Notre deuxième mission en Chine a été réalisée en Janvier 2006 sur une durée de trois semaines. En raison des priorités de notre partenaire industriel, qui souhaitait avoir un rapport sur l’état du marché du transport en Chine, cette mission a été essentiellement tournée vers la compréhension des transporteurs. A partir de cette deuxième mission, nous avons recouru à un interprète et avons cessé de compter sur le personnel de Renault Trucks en Chine pour ce travail. La première semaine, nous avons participé au séminaire annuel des vendeurs de Renault Trucks en Chine durant lequel ont été présentés les résultats de l’année 2005 ainsi que l’analyse que le service de vente de la filiale de Renault Trucks en Chine faisait du marché chinois. Nous avons ensuite consacré une semaine à visiter des transporteurs dans la province du Shanxi et une semaine dans la province de Shanghai. Ces entretiens et visites ont majoritairement été organisés par les vendeurs de Renault Trucks en Chine. Néanmoins, dans un souci de diversification des entreprises rencontrées (les clients prospects de Renault Trucks n’étant pas représentatifs du marché du transport en Chine mais seulement de la catégorie la plus riche), nous avons également rencontré des transporteurs indépendants en visitant des marchés de la logistique. Ce sont des parkings sur lesquels les chauffeurs attendent avec leurs camions qu’on leur propose des marchandises à transporter. Nous avons également réalisé des entretiens et visité des concessions de Renault Trucks et de Dongfeng Limited en Chine. La troisième mission en Chine s’est déroulée en Juin 2006. Une semaine a été consacrée au marché du transport dans la province du Fujian. Il s’agissait de visiter des transporteurs dans d’autres provinces de manière à varier les niveaux de développement économique. Ainsi, alors que Shanghai est la province la plus dynamique de Chine, le Shanxi est encore essentiellement rural bien qu’il développe une activité autour de l’exploitation énergétique et notamment du charbon. Le Fujian est une province côtière qui bénéficie d’une importante activité de transport en raison de ses ports et de sa situation géographique entre Shanghai d’un côté et Canton et Hong-Kong de l’autre. Nous avons également consacré une semaine à la visite et à la réalisation d’entretiens dans l’usine de montage de Dongfeng Limited à Shiyan puis une semaine au siège du constructeur chinois à Wuhan pour réaliser des entretiens avec les responsables des structures de recherche et développement et du projet de transfert du moteur dCi 11. Avant notre départ, nous avions organisé les entretiens par le biais du représentant de Renault Trucks auprès de Dongfeng Limited dans le cadre du contrat de vente de licence du moteur dCi 11 et ce dernier avait obtenu l’autorisation des responsables du projet et des participants. Néanmoins, deux jours avant de partir nous avons appris que notre autorisation nous avait été retirée en raison d’un veto de la direction du département fabrication de Dongfeng Limited. Lors de notre séjour, nous avons alors expliqué le contenu de notre recherche et avons dû renégocier chaque entretien. Grâce à l’aide du représentant de Renault Trucks qui n’a pas hésité à recourir à son réseau de connaissances personnelles, nous avons pu réaliser tous les entretiens que nous avions prévus.

Notes
122.

RUFFIER C., L’usage social des objets techniques, étude de l’utilisation des camions par leurs chauffeurs, Mémoire de DEA Sociologie et Anthropologie soutenu en Juin 2004 sous la direction de J.C. Rabier à l’université Lumière Lyon 2.

123.

Cf. observation 7, annexe 2.

124.

Cf. observation 4, annexe 2.

125.

Cf. observation 5, annexe 2.

126.

Cf. observation 6, annexe 2.

127.

Cf. observation 8, annexe 2.

128.

Cf. observation 11, annexe 2.