2. La question de l’échantillonnage

La question de l’échantillonnage a été notre problème méthodologique principal. Il tient au fait que la recherche porte sur cinq étapes qui peuvent être traitées comme des terrains à part entière. Il sera donc difficile de réaliser l’enquête auprès d’un échantillon assez large pour être représentatif. Notre échantillonnage sera donc raisonné, c’est-à-dire que le mode de sélection devra reposer sur des critères sélectionnés a priori. De plus, la vérification des hypothèses ne se fera pas en ce qui concerne le lien entre objets techniques et société sur une étape, mais sur l’ensemble des étapes. De même, la recherche porte sur un objet technique unique, mais le moteur est composé de sous-ensembles et ceux-ci sont composés de différentes pièces qui donnent une diversité d’exemples suffisante pour généraliser nos conclusions.

Nous avons été confronté à deux problèmes d’échantillonnage. Le premier est qu’après l’étape de la fabrication, les vendeurs et plus encore les utilisateurs du moteur dCi 11 deviennent extrêmement nombreux. Le second concerne la complexité technique du moteur qui est composé d’une multitude de pièces. Dans les deux cas, le grand nombre d’éléments à étudier empêchait la constitution d’un échantillon représentatif. Nous avons alors opté pour la constitution d’échantillon raisonné selon des critères établis pendant la phase exploratoire que nous expliciterons dans cette partie.

En raison du nombre de pièces internes au moteur, nous ne pouvions pas étudier la carrière de chacune d’entre elles. Nous avons donc choisi d’étudier le moteur comme un tout et de suivre dans le détail la carrière de cinq pièces. Ce choix nous a également permis d’approfondir les entretiens lorsque les interviewés gardaient un discours général, en les invitant à décrire un cas concret. Enfin, ce fut pour nous un moyen de construire une expertise sur la technique indépendante du discours de interviewés. En effet, en raison de notre manque de connaissance sur la question des techniques, nous avons souvent été dépendant du discours des acteurs puisque nous ne pouvions pas en vérifier la véracité. En se formant plus spécifiquement à la technique associée à ces pièces et en multipliant les entretiens les concernant, nous avons pu commencer à nous forger une capacité de jugement propre sur ces domaines. Notre histoire de la carrière du moteur était également dépendante du discours des acteurs en ce qui concerne le choix des événements problématiques qui constituent ses différentes étapes. En nous intéressant à des pièces problématiques et ordinaires, nous avons pu reconstituer le parcours « normal » d’une invention et sortir des seuls événements mis en avant par les interviewés. L’histoire de la carrière sera celle du moteur en général mais nous illustrerons cette histoire par des exemples issus de la carrière propre de ces cinq pièces. Le choix des cinq pièces, culasse, bloc, vilebrequin, injection common rail et damper, a été effectué après la phase de recherche exploratoire en essayant de conserver une certaine diversité. En ce qui concerne la localisation des pièces, nous avons voulu prendre des pièces principales du moteur (bloc, culasse, vilebrequin et common rail) et des pièces dîtes d’environnement (damper). En ce qui concerne l’étape de l’innovation, nous avons sélectionné les pièces selon quatre critères. Le premier est que nous souhaitions avoir des pièces dont le processus de développement avait été décrit comme problématique par les interviewé (culasse, common rail) et d’autres dont le développement avait été ressenti comme normal (bloc, vilebrequin et damper). Le deuxième critère est que pour certaines pièces que nous avons choisies, les droits intellectuels appartenaient à Renault Trucks (bloc et vilebrequin) et alors que d’autres appartenaient à un fournisseur (culasse, common rail et damper). En tant que telles, ces pièces ont également eu un traitement différent pendant le processus de transfert puisque les pièces de Renault Trucks ont pu être transférées (plans et normes) alors que les pièces fournisseurs ne l’ont pas été (Renault Trucks n’a pu transférer que le cahier des charges). Le troisième critère est que nous souhaitions étudier des pièces ayant fait l’objet d’une recherche avancée (common rail) et d’autres ayant été développée uniquement pendant le projet (bloc, culasse, vilebrequin et damper). Enfin, certaines pièces que nous avons choisies ont été adaptées par Dongfeng Limited (common rail et culasse) et d’autres ont été transférées sans modification (bloc, vilebrequin et damper). En ce qui concerne l’étape de fabrication, nous avons choisi des pièces posant des problèmes de fabrication ou étant plutôt facile à réaliser et des pièces posant des problèmes au montage (culasse et common rail) ou étant faciles à monter (bloc, vilebrequin et damper). En ce qui concerne l’étape de maintenance/réparation, une des pièces que nous avons choisies a rencontré des problèmes en après-vente (common rail) et les autres n’en ont pas eu. Les étapes de vente et d’utilisation sont particulières car les pièces ne sont jamais traitées individuellement. Néanmoins, parmi les pièces sélectionnées certaines sont symboliques du moteur (le common rail) et ont fait l’objet d’une publicité particulière alors que d’autres sont invisibles pour les acteurs de ces étapes, ce qui nous a permis de tester l’étendue des connaissances des acteurs sur le moteur.

Après l’étape de fabrication, la taille de notre population est plus importante avec la multiplicité des acteurs vendant et utilisant le moteur dCi 11.

En ce qui concerne l’étape de la vente et maintenance/réparation, Renault Trucks dispose en France d’un réseau de 147 distributeurs et de 339 réparateurs alors que le réseau de Dongfeng Limited en Chine est composé de 260 distributeurs, de 420 stations et de 150 distributeurs-réparateurs. A ces chiffres, il faut ajouter les revendeurs indépendants de véhicules neufs ou d’occasion, les réparateurs des autres marques et les indépendants. De même, Renault Trucks a déjà vendu plus de 100 000 moteurs dCi 11 dans le monde. Cette marque vend environ 40 000 véhicules industriels (plus de 6 tonnes) par an dans le monde. Bien que les ventes du dCi 11 soit encore faibles en Chine, moins de 100 au moment de notre dernière mission en Chine après plus de six mois de production, le nombre des ventes du groupe Dongfeng est important: plus de 50 000 véhicules industriels par an. Même si l’on ne peut pas déduire directement le nombre de clients du nombre de véhicules vendus, ces chiffres permettent de donner une idée de l’étendue de la population sur laquelle portait notre enquête.

Dès lors, il n’était pas question de mettre au point un échantillon représentatif des concessions et des transporteurs. Nous avons donc mis en place des échantillons raisonnés selon plusieurs critères.

En ce qui concerne la sélection des concessionnaires, en France, nous avons visité une des concessions les plus grandes du réseau français et plusieurs de tailles plus modeste. Nous voulions également voir des concessions appliquant plus ou moins bien les procédures recommandées par Renault Trucks, nous avons donc effectué des observations chez deux concessionnaires indépendants et deux appartenant directement au constructeur. Nous avons également visité des réparateurs privés mais sans pouvoir réaliser une enquête faute d’autorisation officielle. Dans le même but, sur les recommandations de la direction des ventes de Renault Trucks, nous avons visité des concessions bien notées par le constructeur et une mal notée. En Chine, nous nous sommes dans un premier temps heurté au refus de Dongfeng Limited et nous n’avons donc pas pu effectuer un choix des concessions visitées. Une fois inscrits dans le cadre du contrat d’assistance, nous avons eu un accès plus libre aux concessions. Néanmoins, le constructeur chinois n’a pas souhaité nous emmener dans certaines concessions qu’il jugeait de mauvais niveau. Pour pallier ce blocage, nous avons demandé à visiter des concessions dans des zones rurales. Malgré ses réticences, le représentant de Dongfeng Limited a accédé à notre requête mais en conservant son opposition sur certaines concessions. L’échantillon des concessions Dongfeng Limited que nous avons visitées, s’il ne contient pas que les meilleures concessions du groupe chinois, ne comprend pas celles considérées comme les plus mauvaises par le constructeur. Pour contrebalancer cet aspect, nous avons visité des revendeurs et des concessions indépendants. Bien que nous n’ayons pas eu d’autorisation officielle ou de recommandation, nous avons été bien accueilli, sans doute en raison du fait que nous étions un étranger, et nous avons pu mener les entretiens que nous souhaitions.

En ce qui concerne le choix des transporteurs en France, notre phase exploratoire a été assez ouverte puisque nous avons tout d’abord conduit des entretiens dans des relais de routiers pendant leurs pauses ce qui nous a permis de rencontrer différents types de chauffeurs. Par la suite, nous avons effectué une enquête plus poussée dans une entreprise de transport spécifique. En ce qui concerne la phase de recherche, nous avons réalisé trois missions dans des entreprises de transport en ciblant deux entreprises réalisant du transport de marchandises, une de taille réduite et une de taille importante, et une entreprise de transport « approche chantier », parmi celles proposées par la direction régionale de Renault Trucks. Le but était pour nous d’étudier les deux métiers du moteur dCi 11 au travers son implantation dans le Premium pour le transport routier et dans le Kerax pour le chantier ou l’approche chantier.

En Chine, nous avons rencontré le problème inverse : peu de véhicules ont été vendus. Des véhicules ont été commercialisés seulement au moment de notre dernier voyage et nous n’avons pas été en mesure de rencontrer leurs usagers à cause de leur éloignement et du manque de temps. Néanmoins, au cours de notre recherche exploratoire nous avons visité un échantillon raisonné de transporteurs reposant sur trois critères. Le premier critère est la province d’origine. Pour prendre en compte la diversité de la Chine, nous avons visité des entreprises dans des régions n’ayant pas le même niveau de développement économique. Ainsi, nous avons effectué des missions dans les provinces de Shanghai, du Fujian, du Hubei, du Shanxi, du Yunnan, du Sichuan en plus des entretiens réalisés dans les 16 provinces traversées pendant le China Tour. Pour chacune de nos missions nous étions basé dans les capitales des provinces mais nous avons été attentif à visiter des entreprises situées dans des zones rurales. Le second critère est la taille de l’entreprise. Pour chacune de nos missions, dans un premier temps, nous avons utilisé le fichier client de Renault Trucks pour visiter des entreprises. Néanmoins, leur fichier client est orienté vers transporteurs les plus « riches », c’est-à-dire les plus grandes entreprises de transport, celles étant placées sur un marché spécifique ou celles disposant d’un monopole de transport lié à l’Etat. Nous avons donc rééquilibré notre échantillon en visitant des plus petits transporteurs, soit en s’arrêtant au hasard dans des entreprises possédant des camions, soit en visitant des marchés de la logistique pour y conduire des entretiens. Le dernier critère était l’utilisation de véhicules locaux, issus de joint-ventures entre un constructeur chinois et un constructeur étranger ou importés. Le moteur dCi 11 bien qu’étant fabriqué uniquement par Dongfeng Limited est ressenti comme un véhicule issu d’une joint-venture en raison de la publicité ambiguë qui en est faite par la constructeur chinois qui vante le partenariat avec le constructeur français et le nomme : le « moteur Renault Trucks ». De plus, nous avons réalisé deux missions plus poussées dans des entreprises possédant le moteur dCi 11 fabriqué par Renault Trucks.

Dans cette partie, nous avons présenté notre méthodologie et les problèmes qui sont survenus durant notre phase de recherche. En tenant compte des remarques formulées auparavant, liées à la difficulté de construire un échantillon sur certaines étapes, la généralisation dans notre analyse ne devra donc pas porter sur une des étapes prise séparément. De même, en raison des difficultés de comparaison entre les deux pays, nous ne pourrons pas généraliser sur les différences culturelles entre la France et la Chine. Notre travail porte avant tout sur l’objet technique et l’ensemble de sa carrière et nous pensons voir montré que si nos recherches ne nous permettent pas de parler du secteur du transport en général ou de l’industrie du camion, notre travail permet une montée en généralité au niveau de l’objet en additionnant les résultats recueillis à ce sujet sur l’ensemble de nos différents terrains.