1.3. Un syncrétisme

Nous avons vu qu’il n’était pas possible de trouver un juste milieu entre le courant de la sociologie qui tend vers l’herméneutique ou celui qui tend vers le positivisme. Dès lors, toute théorie doit se situer dans ce débat. Combiner les atouts de chacune des approches en une seule approche passe nécessairement par un syncrétisme. Cette solution consiste à résoudre un débat à partir de l’un des deux points de vue qui sont opposés. Il s’agit de choisir un des deux côtés a priori et de faire sa recherche en ayant conscience des « zones d’ombres », des « angles morts » de l’approche choisie et d’essayer d’y remédier. Les deux approches : co-construction et co-influence sont également des formes de syncrétismes : il s’agissait pour les partisans du constructivisme social et du déterminisme technologique d’intégrer les acquis du courant opposé pour montrer la réciprocité du lien entre technique et social. Cette intégration s’est faite dans le cadre d’une théorie particulière de la complexité qui déterminait le type de lien entre technique et société : construction ou relation causale.

Le syncrétisme pose la question du courant à choisir comme point de départ en ce qui concerne la polarisation des sociologies traitant de la technique. Ce choix repose sur une conception de la science qui est souvent antérieure aux travaux d’un chercheur. La démarche que nous proposons consiste alors à suivre son orientation épistémologique a priori pour un des deux types de la première polarisation, herméneutique ou positivisme et de compenser ce choix pour pouvoir intégrer des éléments issus du courant opposé.

Notre orientation théorique est la sociologie qui tend vers le positivisme. Ce choix ad hoc, cette pétition de principe, ne vise pas à remettre en cause le bien fondé des approches liées au courant herméneutique. Il s’agit d’une approche choisie en connaissance de cause, en raison de préoccupations qui nous touchent plus particulièrement. La première préoccupation est liée à la tendance relativiste de la sociologie qui tend vers l’herméneutique. La seconde est une volonté d’introduire une cumulativité des recherches en partant d’un état de l’art de la question de la technique en sociologie. Enfin, la troisième est une question de définition qui a de l’influence sur le choix de l’objet traité.

Ce choix explique notre démarche de recherche qui débute par une déduction, c’est-à-dire par une réflexion abstraite. L’approche positiviste possède également ses défauts, ses angles morts. Nous avons essayé de compenser cette tendance en conduisant une longue phase de recherche exploratoire et en construisant notre thèse au moyen d’aller-retour entre le terrain et la théorie. Ce choix épistémologique ad hoc est donc contrebalancé par la combinaison des démarches compréhensives et explicatives, de l’induction et la déduction. Il s’agit de réduire autant que possible les effets de ce choix et de faire en sorte de ne pas donner plus de poids à l’approche sélectionnée.

Ce choix est également visible en ce qui concerne la définition des termes et a des conséquences sur le choix du sujet.

De par la volonté de ne pas accorder un statut particulier à un domaine, comme la science ou la technique, et de tout traiter comme faisant partie du domaine social, le courant herméneutique tend à utiliser le sens large du terme « technique » dans le cadre des approches du « constructivisme social » et de la « co-construction ». Ainsi, J. Perrin139 souhaite remettre en cause le découpage entre société, objet technique et technique immatérielle, de la même manière que le programme « fort » de l’école d’Edimbourg a remis en cause la distinction entre les domaines scientifique et social.

A l’inverse, le courant positiviste tend à repousser le terme technique vers son sens restreint d’objet. C’est cette acception qui est utilisée par les approches du « déterminisme technologique », et aujourd'hui de la « co-influence ». Parler de la technique au sens restreint permet de différencier la technique comme objet d’une part et la technique comme savoir-faire d’autre part140. Comme l’objet constitue le « noyau dur » de la technique, il est plus difficile d’en montrer les racines sociales et les auteurs peuvent insister sur l’autonomie, même relative, de la technique vis-à-vis de la société. Le choix que nous avons fait en matière de définition, conserver la distinction entre technique immatérielle et objet technique, nous inscrit dans le courant positiviste. Ce choix a été fait en raison de notre volonté de réduire la polysémie des termes.

Notre choix est également visible au travers notre volonté de conserver une distinction analytique entre domaine physique et social. En effet, prôner l’existence d’hybrides entre ces deux domaines, est heuristique dans un premier temps, car cela permet de remettre en cause la conception dominante de nos société comme le montre B. Latour141. Néanmoins, il nous semble que cela risque de bloquer l’analyse dans un second temps. En effet, en prônant qu’il n’existe pas de domaine différent et que tout est hybride, cet auteur s’interdit de recourir à des analyses sur les composantes de ces ensembles et exclut a priori toute différence de statut entre elles. Si nous retiendrons l’idée selon laquelle il peut exister des ensembles hybrides, nous ne présupposerons pas que tous le sont. Pour pouvoir combiner des apports du courant herméneutique, nous garderons également ce qui nous semble être le cœur de la théorie de la symétrie. Nous refusons de partir d’un postulat de symétrie en ce qui concerne le statut des domaines technique et social avant la recherche de par notre volonté de placer le terrain au centre du travail du chercheur. Néanmoins, nous retenons du concept de symétrie la volonté d’étudier tous les domaines de la même manière.

Ce choix de définition a également eu des conséquences sur la définition de notre sujet : le choix de travailler sur un objet technique plutôt que sur une technique immatérielle ou encore la technique au sens large. L’objet étant le « noyau dur » de la technique, nous avons conscience que cette orientation tend à nous rapprocher des analyses de l’approche co-influence et nous avons limité les effets de ce choix a priori en prenant en compte la définition de l’objet par les deux approches.

En conclusion, il n’est pas possible de concilier les deux courants sur lesquels reposent les approches car il n’existe pas de position du juste milieu entre compréhension et explication. Néanmoins, lors de notre recherche, nous avons mis en place un cadre épistémologique permettant de ne pas « dénaturer » les concepts en les retirant de leur contexte épistémologique. Il s’agit d’un syncrétisme de l’herméneutique à partir du positivisme. Notre réflexion a débuté à partir d’une déduction au travers un état de l’art mais nous avons par la suite mis en en place des aller-retour entre le terrain et la théorie, entre l’induction et la déduction. De plus, nous avons fait l’hypothèse d’une différence analytique entre le technique et le social mais en gardant une symétrie d’approche méthodologique.

Notes
139.

PERRIN J., op. cit., 1988.

140.

Le débat qui oppose l'acception large et restreinte du terme technique est notamment prégnant en sociologie du travail où l’enjeu porte sur la question de l’assimilation des instruments de production et des relations sociales de production à une technique « scientifique ». L’utilisation du terme technique au sens large permet aux partisans de l’approche constructivisme social d’assimiler la technique en tant qu’objet à la technique en tant que savoir-faire, pour remettre en cause l’autonomie de la technique vis-à-vis de la société.

141.

LATOUR B, Nous n’avons jamais été modernes, essais d’anthropologie symétrique, La Découverte, Paris, 1997.