2.2. Deuxième hypothèse : la variation spatiale

La seconde hypothèse concerne la variation du statut en fonction du type d’objet. Il s’agirait d’argumenter que la différence de statut est liée à une différence dans l’objet technique lui-même.

Nous examinerons successivement deux formes de cette hypothèse qui sont issues de nos recherches dans la littérature sur les techniques : la possibilité d’une variation en fonction de la plus ou moins grande flexibilité de l’objet ou selon sa proximité avec la science.

L. Winner142 décrit également deux types d’objets techniques. Les premiers seraient flexibles dans leur forme matérielle ou possèderaient des alternatives. Ainsi, la forme finale de l’objet technique résulte d’un choix par les acteurs. Les effets sociaux de ce premier type d’objet seraient donc liés à l’usage que les acteurs veulent en faire et pas seulement dû à leur essence technique. Le second type d’objets techniques n’aurait pas d’alternative physique et leurs effets sur la société seraient alors inévitables.

Cette hypothèse n’est pas suffisante pour expliquer la coexistence de différents statuts de l’objet technique. Le fait qu’un objet n’ait pas d’alternative peut également être interprété comme le refus de chercher d’autres solutions qui n’ont pas encore été découvertes ou dont les acteurs ignorent l’existence. En réalité, tous les objets techniques ont, au moins potentiellement, une alternative. La différence est donc plutôt entre les objets qui ont plusieurs alternatives acceptables par le réseau et ceux dont les alternatives obligent à redéfinir le réseau. Ce qui compte est moins l’existence de solutions techniques alternatives que les conditions d’acceptabilité des alternatives qui sont définies par le réseau. Il n’existe donc pas de variation du statut de l’objet en fonction d’un type d’objet plus ou moins flexible.

Une deuxième hypothèse liant le statut de l’objet à un type d’objet pourrait résider dans les relations entre technique et science. Dans l’approche déterministe technologique, le statut contraignant de la technique est parfois associé à sa proximité avec la science conduisant à l’idée d’un statut différent de l’objet en fonction du type de lien avec la science. Comme l’a montré B. Gille143, la question du rapport entre technique et science est mal posée puisque ces deux éléments ne sont pas de même nature. Lorsque de tels liens existent, ils sont tissés entre la technologie, c'est-à-dire le savoir qui sous-tend une technique et la science. En effet, deux types de savoirs peuvent mener à une même technique, il n’y a donc pas de relation de nécessité entre technique et science. Il n’existe donc pas non plus de lien entre science et technique qui entraînerait un changement de statut de l’objet technique.

Nous avons vu les limites des deux premières hypothèses, néanmoins, leur examen nous a permis de révéler que l’objet technique pouvait emprunter au moins deux statuts différents : « proche d’un objet » ou « proche d’un projet » durant sa carrière. Cette distinction des statuts de l’objet technique repose sur les différentes formes que ce dernier peut prendre.

Dans le cadre du courant épistémologique de la sociologie tendant vers le positivisme, on distingue généralement deux formes : les représentations des individus que l’on différencie de la réalité observable.

Selon A. Blanchet et A. Gotman144, les représentations sont des « savoirs que les individus d’une société donnée ou d’un groupe social élaborent au sujet d’un segment de leur existence ou de toute leur existence. C’est une interprétation qui s’organise en relation étroite au social et qui devient, pour ceux qui y adhèrent, la réalité elle-même. D’autre part, le propre d’une représentation est de ne jamais se penser comme telle, et d’occulter les distorsions et les déformations qu’elle véhicule inéluctablement »145. Deux points sont intéressants dans cette définition. Les représentations sont construites en relation avec la réalité observable et non en opposition. Le deuxième point est que généralement les représentations se confondent avec la réalité sociale et qu’elles ne sont donc pas pensées comme telles.

Nous utiliserons le terme de représentation pour opérer une distinction au moins analytique entre l’objet matériel de la vision qu’en ont les individus. L’objet matériel, pas plus que les représentations de l’objet, n’est pas la « réalité » de l’objet technique. En effet, les objets physiques produits diffèrent les uns des autres par certains aspects. De plus, chaque acteur à une représentation différente de l’objet technique.

Dans un premier temps, pour les objets techniques, nous proposons de distinguer les objets techniques physiques ou matériels et les représentations de ces objets techniques.

Nous ajouterons une troisième forme qui a été mise en avant par le courant de la sociologie qui tend vers l’herméneutique : les objets intermédiaires. Ce concept a été introduit par B. Latour et S. Woolgar146 pour décrire la production des faits scientifiques. Ils montrent comment la constitution d’un consensus en science passe par la renégociation des observations de la réalité dans un réseau de chercheurs. Cette négociation que les auteurs nomment traduction s’appuie sur des objets intermédiaires. Selon D. Vinck147, les objets intermédiaires désignent les entités physiques qui relient les humains entre eux. Ils peuvent être fixes comme les installations scientifiques autour desquelles gravitent les chercheurs ou mobiles comme les rapports ou les échantillons envoyés entre les membres du réseau. L’objet intermédiaire peut donc être une information ou un objet réel qui passe entre les acteurs. Il supporte la mémoire, offre prise à des représentations et oriente le raisonnement.

Ces auteurs mettent au même niveau deux éléments : les objets matériels et la manière dont les acteurs traduisent leurs représentations dans un réseau. Pour prendre une illustration qui concerne le moteur dCi 11, on ne peut pas traiter de la même manière les accords provisoires qui se tissent entre les acteurs sur la définition du moteur et les prototypes. Si les deux passent entre les acteurs et contribuent à orienter la perception des individus, la matérialité des prototypes leur donne des caractéristiques proprement techniques qui ne sont pas réductibles à la négociation entre les membres du réseau. Les liens entre la définition qui fait consensus et la technique sont des liens d’anticipation des contraintes ou de réactions face à la constatation d’une contrainte sur un objet physique précédent. Dans ce processus, la technique est médiatisée par une interprétation humaine. Les prototypes matérialisent une définition dans un objet physique. Dans ce processus, ils se heurtent directement à des contraintes techniques empêchant la mise en place de certains éléments souhaités par les acteurs ou dépassant leurs attentes. Notre utilisation du concept d’objet intermédiaire sera un peu différente. Par intermédiaire, nous entendrons un consensus atteint par les acteurs d’un réseau mais pas un objet matériel.

L’objet intermédiaire est alors le point de passage entre les représentations de l’objet et l’objet physique. En effet, les acteurs traduisent leurs représentations de l’objet dans une définition commune, l’objet intermédiaire, puis matérialisent ce dernier dans un objet physique en trouvant des solutions techniques. En tant que tel, l’objet intermédiaire n’est ni une représentation ni un objet matériel. Si les représentations sont de l’ordre du « commun », il relève du « collectif » selon la distinction établie par C. Giraud148 dans sa description des « qualités » du social. Le commun est partagé par un groupe d’individu mais, au contraire, du collectif, il n’a pas été construit par les individus ensembles. Il peut reposer sur un objet matériel, par exemple un rapport dans lequel seraient notées les caractéristiques de définition de l’objet qui font consensus entre les acteurs. L’objet intermédiaire n’est pas nécessairement formalisé.

Les objets intermédiaires sont des hybrides sociotechniques. Néanmoins, au cours du processus d’innovation, leur degré d’hybridation évolue. L’objet intermédiaire passe d’un statut « proche d’un projet » à celui de « proche d’un objet » à mesure que des solutions techniques sont trouvées. Le réel étant inépuisable, même à la fin de l’invention, toutes les caractéristiques de l’objet technique ne sont pas définies. Il s’agit seulement de la définition des dimensions considérées comme les plus importantes. Durant le processus de l’invention (ou des réinventions), on passe constamment du stade des représentations à celui d’un objet intermédiaire puis à celui d’objet technique physique (les prototypes). Au début du processus d’invention, ce sont les traductions des représentations des membres du réseau qui forment l’objet intermédiaire. Pendant le projet, des solutions techniques sont apportées qui matérialisent ce dernier dans un objet physique. A la fin du processus, il est la description d’un objet matériel. A ce moment, s’il reste hybride, le degré d’éléments sociaux qui le compose est moindre. Il reste social au travers de ses lacunes (les caractéristiques sont pensées comme étant non importantes et donc non définies) et de la codification employée pour décrire l’objet physique existant.

Comme les représentations de l’objet ou l’objet matériel, l’objet intermédiaire ne peut pas revendiquer être le « véritable » objet car il est impossible de définir l’ensemble des caractéristiques d’un objet technique. Il n’existe donc pas de « véritable objet » mais une multitude d’objets physiques différents, un objet intermédiaire incomplet et dépendant de conventions de codifications sociales et une multitude de représentations de l’objet. Dans le cas que nous avons étudié, tous ces objets techniques étaient nommés indistinctement « moteur dCi 11 ».

Formuler une nouvelle approche théorique combinant les apports de deux approches pose différents problèmes. Le premier problème est qu’il faut choisir un courant épistémologique puisqu’il n’est pas possible de trouver un équilibre parfait entre explication et compréhension. Dès lors, nous avons choisi de faire une combinaison des deux approches à partir de la sociologie qui tend vers le positivisme en raison des tendances relativistes de la sociologie qui tend vers l’herméneutique. Néanmoins, nous nous sommes attaché à limiter les effets de ce choix notamment en s’assurant d’un aller-retour entre le terrain et la théorie. Le second problème est de s’assurer de la cohérence des résultats des théories. Notre hypothèse sera qu’il existe en même temps différents statuts de l’objet technique selon la forme qu’il emprunte : les représentations, les objets intermédiaires et les objets physiques. Les objets matériels sont tout d’abord de l’ordre de la technique mais ils s’hybrident en intégrant des logiques sociales. Les premières représentations de l’objet sont de l’ordre du social mais elles s’hybrident dès que l’individu entre dans un corps à corps avec l’objet technique. Entre les deux, les objets intermédiaires sont aussi des hybrides, c’est-à-dire qu’ils sont co-construits par des questions techniques et sociales mêlées. La confrontation des représentations que les acteurs ont de l’objet technique dans un contexte social va donner naissance à des objets intermédiaires. Durant le processus d’invention (et de réinvention), ces intermédiaires vont progressivement être matérialisés dans des objets physiques.

Notes
142.

WINNER L., op. cit., 1980.

143.

GILLE B., op. cit., 1978.

144.

BLANCHET A., GOTMAN A., L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Nathan, Paris, 1992.

145.

BLANCHET A., GOTMAN A., op. cit., p. 26.

146.

LATOUR B., WOOLGAR S., La vie de laboratoire : la production des faits scientifiques, La Découverte, Paris, 1988.

147.

VINCK D., « Approches sociologiques de la cognition et prise en compte des objets intermédiaires », Cours de la septième école d’été de L’ARCO, Bonas, 2000.

148.

G IRAUD C., L'intelligibilité du social, L’Harmattan, Paris, 1999.