1.1.Les spécificités de la technique vis-à-vis du social : distinction analytique des domaines physique et social

Le fonctionnement des objets techniques est régi par un ensemble de lois qui sont décrites par les sciences de la nature. Un travail de recherche sur les objets techniques, même en sociologie, ne peut pas faire l’impasse sur les lois qui déterminent dans quelle mesure un objet peut aider ou contraindre une action. L’exemple du travail de F. Vatin sur le lait permet d’éclairer la manière dont la sociologie doit prendre en compte ces lois. Si le lait a été construit socialement comme un produit, il est également doté d’une ontologie propre, sa naturalité, qui lui permet de répondre à nos besoins mais également de résister à nos désirs. Alors même que l’objet est devenu une marchandise, la raison naturelle continue de faire valoir ses droits. Ainsi, le lait a une logique propre (une tendance à la fermentation) qui ouvre deux possibilités : soit une consommation du produit au niveau local, soit une dénaturation du produit pour pouvoir le transporter à une échelle plus importante. Cette ontologie de l’objet technique, décrite par les sciences de la nature, nous semble mieux à même de rendre compte du rôle des objets techniques que le concept de volonté de l’actant utilisé par M. Callon et B. Latour. Cette ontologie ou cette logique propre est caractéristique de l’ensemble des éléments du domaine physique qui sera opposé au niveau de l’analyse au domaine social. Il s’agit de distinguer un domaine régi notamment par des lois physiques, chimiques ou biologiques et un domaine gouverné notamment par des représentations, la subjectivité des acteurs et l’implication dans un contexte et une histoire.

Pour autant, il ne s’agit pas ici de déclarer l’indépendance de ce domaine physique vis-à-vis du social. Ce que nous décrivons comme des domaines sont en fait deux modes de lectures de la réalité. Les domaines ne sont donc pas exclusifs l’un de l’autre. De plus, dans notre description du terrain, il faut montrer leur interrelation. B. Latour, dans son ouvrage nous n’avons jamais été modernes 149 , assimile la modernité à la fiction du découpage entre humain et non humain, entre un monde subjectif et un monde objectif masquant le fait que la réalité observable est composée d’hybrides. Il souligne que les deux domaines sont toujours entremêlés. Nous nous distinguons de cet auteur en prônant l’existence de deux types de liens entre les domaines technique et social : il s’agit d’un entremêlement (la co-construction) mais également une interaction (la co-influence). Malgré cette distinction analytique, lorsque l’on rend compte du terrain, il s’agit de montrer les liens entre les différents ensembles distingués au niveau de l’analyse, notamment en ce qui concerne les différentes formes l’objet technique.

Le concept de domaine permet de préciser la définition des formes de l’objet technique. Les objets matériels sont tout d’abord de l’ordre du domaine physique, leur ontologie étant ce qui explique leur aspect contraignant. Néanmoins, pendant le processus d’innovation et d’utilisation, ils deviennent des hybrides et intègrent des logiques sociales. De même, les premières représentations de l’objet sont de l’ordre du domaine social et deviennent hybrides lors des confrontations entre l’individu qui les porte et l’objet technique. Les objets intermédiaires en tant que point de passage entre les représentations et les objets matériels sont également des hybrides, ils sont co-construits par le domaine physique et le domaine social. En tant que tels, ils ont un double rôle. Vis-à-vis du domaine physique, ils permettent la matérialisation dans un objet physique et vis-à-vis du domaine social, ils jouent le rôle de consensus entre les acteurs.

Notes
149.

LATOUR B., op. cit. 1997.