1.3.Rendre compte des interrelations entre les ensembles distingués analytiquement : la notion de configuration

Pour compléter cette représentation de la réalité observée, introduire une dynamique dans ce modèle et éviter de tomber dans une causalité unique, nous nous proposons de reprendre le concept de configuration.

La notion a été utilisée pour la première fois par N. Elias. Comme le note J.H. Déchaux154, elle n’est pas présente dans les ouvrages classiques de l’auteur comme La société de cour ou La dynamique de l’occident mais apparaît seulement avec Qu’est ce que la sociologie ? dans lequel N. Elias opère la synthèse de son épistémologie. Néanmoins, si le terme n’a pas été utilisé dans ses premiers ouvrages, l’idée qu’il traduit est récurrente dans son œuvre. Pour N. Elias, la société n’est qu’un tissu de relations, c’est-à-dire un réseau d’interdépendances. Il se fait le partisan d’un nominalisme dénonçant la confusion entre les concepts et la réalité. L’antinomie que fait le sens commun entre société et individu repose sur une conception fausse de l’un et de l’autre. La société n’est pas une substance aussi réelle que les individus. C’est un équilibre plus ou moins fluctuant de tensions. A l’inverse, les individus ne sont pas dotés d’un « moi » autonome car antérieur au social.

Son modèle repose sur le jeu qui articule concurrence et interdépendance entre les joueurs. En effet, il met aux prises des individus ou des groupes et constitue une mesure de la puissance de chacune des parties. Cependant, même lorsque les relations sont déséquilibrées, tous les coups des joueurs s’interpénètrent et modifient l’équilibre de l’ensemble des interactions. La notion de configuration repose sur cette théorie de l’interdépendance du social, c’est-à-dire de la structure des rapports de dépendance assimilable à un équilibre de tensions entre les parties d’un jeu. La configuration est alors la structure que prend le jeu à un moment donné qui confère à chacun des joueurs un pouvoir dans leur relation à l’autre. N. Elias définit la configuration comme « la figure globale toujours changeante que forment les joueurs. Elle inclut non seulement leur intellect mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques. […] Cette configuration forme un ensemble de tensions » 155.

Trois points sont intéressants à retenir de la notion de configuration de N. Elias. Tout d’abord, elle introduit l’idée d’un changement perpétuel car elle existe dans le jeu entre les acteurs et n’a de stabilité que dans la mesure où le jeu est doté d’un certain équilibre. La configuration est en permanence reconstruite par les interactions des joueurs. Le concept oblige donc à adopter une démarche diachronique. De plus, la configuration se distingue des autres formes d’organisation par sa capacité à regrouper des éléments de nature différente : acteurs, groupes et représentations. Selon J.H. Déchaux, la configuration n’est pas un réseau car elle ne trouve pas sa place dans une théorie générale de la société en raison de deux lacunes de la notion. La première est qu’elle n’explique pas comment les consciences qui la composent sont des reflets des structures. La seconde est qu’elle ne permet pas d’identifier le moteur du jeu c’est-à-dire ce qui le rend nécessaire.

Dans le domaine de la sociologie des techniques, le terme a été utilisé par J.C. Rabier156. Il s’affranchit de la définition donnée par N. Elias en faisant de la configuration un tableau réunissant les différents domaines caractérisant les acteurs et leurs relations et non les acteurs eux-mêmes ou les groupes qu’ils forment. Ces domaines sont, par exemple, les techniques de production, la formation, le marché extérieur et intérieur. S’il reprend la capacité d’ouverture de la notion et son orientation diachronique, J.C. Rabier s’éloigne de N. Elias en utilisant la configuration uniquement comme un instrument du chercheur destiné à mettre en évidence les caractéristiques principales d’un système. J.C. Rabier distingue donc la configuration des systèmes alors que chez N. Elias, la configuration englobe les systèmes. De plus, pour N. Elias, la configuration est une partie du réel. Elle est pour ainsi dire plus réelle que la société dont elle est en quelque sorte la seule manifestation. Pour J.C. Rabier, le degré d’abstraction du terme empêche d’en faire une représentation du réel : il s’agit alors d’une construction abstraite du chercheur à partir de données empiriques qui permet une lecture analytique du système et du changement qui le touche.

Nous reprendrons également le concept de configuration mais son utilisation sera différente de celles des auteurs que nous avons cités. Nous retiendrons de la notion son aspect dynamique et sa capacité d’ouverture. Comme J.C. Rabier, nous reprendrons la notion de configuration non pas comme une représentation de la réalité mais comme une construction du chercheur. Dans notre travail, cette notion sera définie comme un schéma représentant les liens entre les différentes formes de l’objet technique (les représentations, les objets intermédiaires et les objets physiques) qui existent pendant sa carrière.

Dans notre thèse, la configuration sera une représentation abstraite, c’est-à-dire construite par le chercheur, pour montrer l’interrelation entre les différents éléments distingués analytiquement : les domaines physique et social, les systèmes techniques, les structures, ensembles et filières technique et enfin les représentations de l’objet, les objets intermédiaires et les objets matériels.

Notes
154.

DECHAUX J.H., « Sur le concept de configuration : quelques failles dans la sociologie de Norbert Elias », Cahiers internationaux de sociologie, Vol.99, 1995, pp. 293-313.

155.

ELIAS N., Qu’est ce que la sociologie ?, Presses-Pocket, Paris, 1993, p. 157.

156.

RABIER J.C., op. cit., 1992.