2. La construction d’un modèle d’analyse

La thèse générale est qu’il existe des influences entre domaines physique et social autour de l’objet matériel et une co-construction entre ces deux ensembles en ce qui concerne les représentations de l’objet et les objets intermédiaires.

Les objets techniques jouent alors un triple rôle dans l’action avec des niveaux de contraintes variables. Le premier rôle est lié aux représentations de l’objet technique. Cet aspect contraignant est auto imposé. Par rapport à sa connaissance de la technique et sa représentation des valeurs techniques (ce qui est bien pour une technique), un groupe social s’impose un certain nombre de contraintes dans l’action technique.

Le second rôle est lié à l’objet intermédiaire. Ce sont des consensus atteint au sein d’un réseau sur une définition de l’objet technique dans un contexte social qui peuvent imposer des contraintes à l’action. Ces définitions stabilisées provisoirement contiennent des valeurs techniques et des valeurs sociales. Ici, le rôle de la technique doit être perçu directement comme la capacité du réseau auteur de l’objet intermédiaire à imposer des normes à l’action technique.

Le troisième rôle est présent en lien avec les objets matériels, l’action technique est alors directement contrainte par cet objet qui forme un cadre à l’action.

Les réseaux sont situés dans un contexte qui influence chacun des membres du réseau. Les acteurs humains à la rationalité limitée agissent dans un contexte social faisant peser des contraintes ou ouvrant des possibilités. Les systèmes techniques et la hiérarchisation des objets matériels constituent en quelque sorte le contexte technique. Ils ont une influence directe sur les individus et les objets techniques qui est de l’ordre de la causalité nécessaire. Ils ont également un effet indirect au travers de la représentation que les acteurs se font du contexte. J. Baudrillard157 nomme cette influence du système technique la « systématisation objective de l’objet ». L. Winner158 montre également que le déterminisme des objets techniques provient au moins en partie de nos représentations : nous considérons comme supérieure une morale, la nécessité pratique.

Comme l’ont montré M. Callon et B. Latour, l’objet a sa place dans le réseau ; néanmoins, il présente la particularité par rapport aux autres membres du réseau de ne pas être un acteur car il ne dispose pas de libre arbitre. Nous reprendrons le terme d’actant de ces deux auteurs qui désignent un acteur non sujet. Le ressort de l’action d’un objet technique n’est pas sa volonté mais provient de son appartenance au domaine physique. Dans le réseau, l’objet technique prend la forme d’hybride socio-technique lorsqu’il est plus proche de l’état de projet (représentation et objets intermédiaires) et la forme de substrat du système technique lorsqu’il se matérialise dans un objet matériel (prototypes et exemplaires de la production en série). Les effets contraignants de l’objet sont dus à son appartenance au système technique lorsqu’il est plus proche de la forme d’objet technique mais également aux représentations et à la connaissance (ou la méconnaissance) du système technique lorsqu’il tend vers la forme d’un projet. Dans les réseaux, les représentations sont traduites sous la forme d’intermédiaires qui lors de la phase d’invention sont matérialisés dans des objets techniques physiques. Lors des phases d’utilisation, ces intermédiaires servent de référence à l’action. Les intermédiaires présentent la particularité d’être construits à la fois par rapport aux représentations des acteurs mais également par rapport aux objets physiques et aux contraintes qu’ils apportent.

Pour agir sur l’objet technique matériel, les acteurs construisent une évaluation de cet objet. Le concept de prise de C. Bessy et F. Chateauraynaud159, permet de montrer comment les individus construisent des représentations à partir d’un objet physique. Le jugement repose sur les sens et il passe par un corps à corps, c’est-à-dire un contact entre le corps des individus et le corps de l’objet, qui trouve peu de médiations dans le langage. Pour mettre en place ces médiations, les acteurs construisent une prise qui est le « produit de la rencontre entre un dispositif porté par la ou les personnes engagées dans l’épreuve [d’expertise ou d’authentification] et un réseau de corps fournissant des saillances, des plis, des interstices» 160.  La prise assure le passage des sensations au jugement. D’un côté, elle s’accroche aux plis de l’objet évalué par une démarche qui peut être orientée par une finalité ou des valeurs. De l’autre, elle crée des repères pour les acteurs de l’évaluation qui qualifient l’objet et rendent possible l’insertion de l’objet dans un espace de calcul. C’est la connaissance de l’ensemble de ces dispositifs, ces prises, qui sépare le profane de l’initié. Dans un régime normal, le « régime d’objectivation », les objets sont des corps que l’on maintient à distance et les expertises ne posent pas problème. Pour « objectiver » un objet, celui qui fait l’expertise doit pouvoir détacher le corps de l’objet de lui-même et le considérer comme quelque chose d’extérieur en construisant des prises. Les doutes quant au jugement sur un objet proviennent souvent d’un basculement vers le « régime d’emprise » qui suppose l’absence des repères d’objectivité intercalés entre ces deux corps.

L’analyse de C. Bessy et F. Chateauraynaud porte essentiellement sur des objets artistiques sur lesquels le jugement est majoritairement subjectif. Dans le cas des objets techniques, un certain nombre de jugements sur l’objet peuvent être objectivés au sens où ils reposent sur des critères extérieurs à l’individu. Il s’agit notamment de mesures reposant sur un étalon prédéfini. Nous proposons donc de distinguer différents types de prises : les prises subjectives reposant sur les sens de l’individu dans son corps à corps avec l’objet et les prises objectives dont le mécanisme de jugement a été externalisé et repose sur une mesure couramment acceptée. Ces « prises objectivées » restent subjectives selon la manière dont elles ont été mobilisées. En effet, elles correspondent toujours à une réduction de la complexité de la réalité à un domaine, leur utilisation n’est donc pas anodine.

Les connaissances des acteurs sur le système technique, qui guident leurs actions sur l’objet technique, peuvent être de différents types. B. Gille161 distingue deux sortes de technologie : une technique « a-scientifique » et une technique « scientifique » qui repose sur des savoirs différents.

Les techniques « a-scientifiques » sont des techniques reposant sur un savoir purement empirique sans théorie ni raisonnement. Il distingue quatre différents niveaux de connaissance « a-scientifique » de la technique. Le premier niveau est celui du geste et la parole décrit par A. Leroi-Gourhan162. Il s’agit d’une connaissance qui ne s’écrit pas car elle repose sur un aspect artistique (l’objet ayant alors une autre dimension que sa simple utilité) ou sur un ressenti du geste et de l’outil qui est individualisé. Le deuxième niveau est la recette qu’il défini comme « une affirmation chiffrée ou non qui permet d’arriver au résultat recherché » 163. Elle est construite à partir d’une cumulation d’observations concordantes sans pour autant que soit connu la raison de cette concordance. Elle est construite par une enquête et non une réflexion. La différence avec le geste et la parole est que ce niveau peut être transmis par écrit. Le troisième niveau est la description et le dessin. La description d’un objet ou d’une technique est difficile et le corollaire de l’explication est souvent un dessin. Le dessin a évolué sous la forme de « dessin industriel » en ajoutant des cotes mais il reste tourné vers l’exécution et non la compréhension. Le dernier niveau est celui du modèle réduit.

B. Gille distingue trois niveaux de techniques « scientifiques ». Le premier niveau est celui du calcul qui constitue la mathématisation la plus élémentaire. Il suppose un changement radical dans la pensée technologique car il sort de l’empirisme des techniques « a-scientifique ». Trois techniques de calcul peuvent être utilisées : la table, le module et la formule. Ce sont des règles générales construites pour résoudre un problème technique sans prendre en compte la logique. La table associe deux valeurs selon des observations, le module est une mesure adoptée pour régler les différentes parties d’une construction alors que la formule est chiffrée et permet de passer entre deux dimensions. La formule est obtenue, non pas par une théorisation, mais par la confection de tables. Ces dernières sont souvent irrégulières pour traduire « l’irrationalité » de la nature. Ces calculs sont des prises externalisées sur les objets techniques. Le deuxième niveau est la théorisation a posteriori qui repose sur une explication scientifique d’un processus technique. Elle suppose la possibilité de soumettre à la science les différents éléments de l’activité technique. Elle réduit la complexité de la réalité à un certain nombre de variables qu’elle peut faire entrer dans la théorie. Enfin le dernier niveau est celui qui est le plus utilisé aujourd'hui, la théorie a priori , dans lequel la technique est une application de la science.

Selon leur type de savoir technique, les acteurs ne vont pas interagir de la même manière avec les objets techniques.

Pour illustrer ce modèle, nous nous proposons de l’appliquer au cas de l’étape d’innovation du moteur dCi 11. Pour les membres de l’équipe projet qui ont participé au développement du moteur, le but était de construire un objet intermédiaire de définition du moteur qui correspondait aux intérêts de chacun par un mécanisme de traduction des représentations. Cette traduction intègre les domaines physique et social ainsi que les systèmes techniques et la hiérarchisation des objets techniques au travers des représentations des membres du réseau. C’est pourquoi, l’objet intermédiaire est hybride et mêle aspects sociaux et techniques. Ce premier intermédiaire va être matérialisé progressivement dans des objets techniques. Cette intégration est problématique à cause de l’appartenance de l’objet technique au domaine physique ce qui entraîne des contraintes directes. Pour chaque problème technique, la manière dont le problème est posé et la direction dans laquelle l’équipe va chercher des réponses est une construction technique et sociale car les acteurs intègrent dans leur raisonnement, sans distinction, des éléments de nature différente. La réponse passe par la mise en place d’un dispositif technique, c’est-à-dire d’un objet matériel. Bien que l’objet intermédiaire soit un hybride sociotechnique, cette réponse est une découverte de nature technique car elle existe au moins en tant que potentiel avant la problématisation des acteurs. De plus, une autre problématisation aurait pu mener à une solution technique similaire. Les réponses techniques peuvent être apportées par des savoirs techniques construits différemment : il peut s’agir de l’application d’une recette, de la mise en place de dessins, de calculs ou de théorisations a priori et a posteriori. Les caractéristiques de l’objet matériel sont testées et les résultats de ces tests sont évalués par la construction de « prises ». Ces dernières permettent d’établir un jugement sur l’objet matériel et donc de passer de l’objet matériel à des représentations de l’objet. Ces représentations sont à leur tour traduites sous la forme d’objets intermédiaires ; chaque réponse technique apportée précise l’objet intermédiaire. A mesure que les parties de l’objet intermédiaire sont matérialisées dans des objets techniques physiques, on s’éloigne du statut d’hybride en intégrant les contraintes du système technique. Le processus peut néanmoins ne jamais aboutir, puisqu’il n’est pas possible de définir toutes les caractéristiques d’un objet réel. L’étape de l’innovation s’achève donc lorsque les membres du réseau estiment avoir atteint un niveau de précision suffisant.

Les objets techniques intègrent donc des logiques sociales et leur forme finale n’est pas uniquement due à la participation de l’objet au domaine physique. Néanmoins, ces logiques sociales doivent s’appuyer sur des caractéristiques techniques de l’objet pour être efficaces. Lors de son invention, l’objet technique doit être « durci », c’est-à-dire que les logiques sociales doivent trouver appui sur des caractéristiques physiques de l’objet qui proviennent de son appartenance au système technique. Les logiques sociales ne sont pas inscrites définitivement dans l’objet et les étapes qui suivent l’invention peuvent toutes être définies comme des réinventions. En effet, l’objet technique pose un cadre de contraintes mais laisse également des marges de manœuvre. De plus, comme son efficacité dépend de facteurs matériels, les logiques sociales que les développeurs souhaitaient inscrire (ou inscrivent involontairement dans l’objet technique) peuvent généralement être dépassées au moyen d’autres techniques et de modifications de l’objet matériel.

Pour chacune des étapes de la carrière de l’objet, nous présenterons une configuration qui sera alors une « vue en coupe » de la carrière de l’objet, même si le modèle n’est pas purement chronologique car les étapes peuvent ne pas avoir lieu dans l’ordre que nous décrivons. De plus, notre recherche sera composée de deux carrières que nous mettrons en parallèle, l’une en France et l’autre en Chine. Ceci nous permettra de mettre en avant les différences et les similitudes pour s’interroger sur ce qui est de l’ordre du local ou sur ce qui est transversal dans notre modèle.

Cette configuration sera basée le modèle ci-dessous (Cf. Figure 3 Configuration domaine, système, représentation, objet intermédiaire et objet matériel). La forme du cylindre permet de montrer la distinction analytique entre deux domaines social et physique qui sont en interrelation dans la réalité observée. Les domaines sont des pôles d’un continuum qui va du technique au social. L’objet matériel appartient tout d’abord à l’ordre du technique. Il est alors composé de structures élémentaires issues d’un ou de plusieurs systèmes et combinées (concrètement ou par un usage) sous la forme de structures de montage, d’ensemble ou de filière technique. Au cours de sa carrière, l’objet technique s’hybride en intégrant des logiques sociales. De même, les premières représentations sont de l’ordre du social. Néanmoins, lors de leurs confrontations à un objet technique, elles deviennent hybrides en intégrant les contraintes techniques auxquelles elles se sont trouvées confrontées. Entre les deux, on trouve les objets intermédiaires qui relient représentations et objet matériel, domaine physique et domaine social.

Notes
157.

BAUDRILLARD J., op. cit., 1968

158.

WINNER L., op. cit., 1980.

159.

BESSY C., CHATEAURAYNAUD F., op. cit., 1993.

160.

BESSY C. et CHATEAURAYNAUD F., Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Ed. Métailié, Paris, 1995.

161.

GILLE B., « Essai sur la connaissance technique », in GILLE B., Histoire des techniques, Gallimard, Paris, 1978.

162.

LEROI-GOURHAN A., Le geste et la parole, T.1, Technique et langage, Albin Michel, Paris, 1964.

163.

GILLE B., op. cit., 1978, p 1428.