C. Conclusion de la première partie : le processus de construction de la thèse

Le premier chapitre dédié à l’état de l’art de la question de la technique en sociologie, nous a permis d’organiser les théories sociologiques traitant de la question de la technique dans une typologie distinguant deux approches actuelles : la co-construction et la co-influence. Ces approches reposent sur deux courants épistémologiques, l’herméneutique et le positivisme.

Elles décrivent un mode d’interaction différent entre le social et la technique. Pour la co-influence, il existe une interaction causale entre technique et social alors que pour la co-construction, il se produit une interpénétration entre deux aspects que l’on ne peut pas distinguer.

Ces deux approches s’opposent également sur le statut qu’elles accordent à la technique. Alors que la co-influence la décrit comme le substrat d’une rationalité purement technique, pour la co-influence, il s’agit d’un hybride sociotechnique. Cet état de l’art constitue la base de notre travail de thèse et ce premier chapitre a permis de construire notre problématique. Il s’agit de déterminer dans quelle mesure les liens entre technique et social relèvent d’une co-influence ou d’une co-construction.

Dans le second chapitre, nous avons exposé la construction de notre méthodologie de recherche, c’est-à-dire la méthode employée pour répondre à la problématique dégagée dans l’état de l’art.

Nous avons choisi de ne pas nous intéresser à l’ensemble de la question du rapport entre technique et société mais de diviser l’étude en s’intéressant ici uniquement à l’objet technique. En effet, en ne distinguant pas les différents aspects du terme générique de « technique », on bloque le processus de discussion entre les deux approches sur une question de définition. En prenant une acception large ou restreinte du terme de technique, on favorise a priori une des deux approches, ce qui empêche une véritable confrontation des points de vue.

L’objet technique choisi sera étudié dans toute sa carrière, plutôt que de multiplier les études d’un même moment de la carrière, ce qui a été la caractéristique des recherches sociologiques menées jusqu’alors. Ce choix s’explique également par le recours que ces analyses font fréquemment à d’autres moments sans les avoir étudiés spécifiquement, entraînant des biais de raisonnement.

Le choix d’un cas de transfert de technique, nous a permis d’étudier un même objet technique dans deux sociétés différentes pour faciliter l’analyse de ce qui relève du général et du particulier dans les rapports de l’objet technique au social.

Enfin, le cas concret du transfert du moteur dCi 11 a été choisi par l’opportunité d’un partenariat avec le constructeur Renault Trucks offrant à la fois un accès au terrain et une prise en charge des frais de recherche.

En ce qui concerne la réalisation de l’enquête, nous avons souhaité suivre les principes présentés par M. Lallement concernant la comparaison internationale dans le souci d’établir des allers-retours entre notre terrain et notre analyse théorique. La recherche s’est alors déroulée en trois phases. Le découpage entre phase exploratoire et phase de recherche visait à mettre en place des équivalences temporaires entre des thèmes relevés dans les deux espaces comparés. La phase intermédiaire a permis une première formalisation de notre approche théorique avant un retour sur le terrain pour l’affiner et la modifier.

Nous avons ensuite présenté le déroulement effectif de la recherche au cours de laquelle nous avons réalisé 232 entretiens et 109 jours d’observations. Nous avons insisté sur les principaux problèmes que nous avons rencontrés : la question de la comparaison de données de différentes natures et celle de l’échantillonnage en explicitant les choix que nous avons menés.

Dans le troisième chapitre, dans un premier temps, ce travail de recherche, conjugué à l’état de l’art, nous a permis de construire des hypothèses, c’est-à-dire des réponses possibles à la problématique. Dans un second temps, nous avons sélectionné une thèse parmi les hypothèses.

A partir de notre problématique, trois hypothèses étaient logiquement possibles : le choix de la co-construction, de la co-influence ou la formulation d’une nouvelle approche théorique reconnaissant la coexistence des deux approches. Nous avons récusé les deux premières hypothèses en raison de l’intérêt que présente chacune des approches qui décrivent des facettes différentes d’une même réalité.

Pour justifier de la coexistence de la co-construction et de la co-influence, il faut tout d’abord prouver que nous pouvons combiner leurs apports bien que ceux-ci soient liés à des courants opposés (sociologie tendant vers le positivisme ou l’herméneutique). Nous aurions pu argumenter que l’opposition entre les courants n’était que théorique et n’existait pas empiriquement, néanmoins cette hypothèse est difficilement défendable en raison des importantes différences qui opposent les deux approches. La défense de la coexistence des deux approches aurait également pu passer par la construction d’une position du « juste milieu ». Nous avons écarté cette possibilité car il est impossible de trouver un équilibre parfait entre explication et compréhension vers lesquelles tendent respectivement les deux courants. Il s’agit d’un syncrétisme des apports de l’herméneutique à partir du positivisme. Par exemple, au sujet du débat entre induction et déduction, même si notre démarche a débuté par une déduction, de l’état de l’art à la problématique, nous avons dans la construction des hypothèses puis la sélection de la thèse favoriser la mise en place d’allers-retours entre terrain et théorie.

La deuxième étape de la justification de la coexistence de la co-influence et de la co-construction passent par la mise en commun des résultats des recherches en s’assurant qu’il n’existe pas de contradiction. Or, les deux approches s’opposent sur le type de lien entre technique et société et le statut de l’objet technique. Nous avons finalement distingué trois formes de l’objet technique : les représentations de l’objet, les objets intermédiaires et l’objet matériel. Le premier est social et tend vers la technique. Le second est dès son origine un hybride sociotechnique. Ces deux formes de l’objet technique induisent alors un lien de co-construction entre le social et le technique. Le dernier appartient au domaine physique mais tend vers le social dont il intègre des logiques. Il entraîne un rapport de co-influence entre deux systèmes technique et social.

Nous avons ensuite présenté les outils théoriques, issus de nos lectures et de nos recherches, que nous utiliserons pour construire notre nouvelle approche théorique. Nous avons tout d’abord présenté la notion de domaine physique et social et montré en quoi ils différaient. Ainsi, les éléments du domaine physique ont une ontologie, une naturalité dont les effets sont décrits par les sciences de la nature. Nous avons ensuite sélectionné la notion de système pour permettre le passage entre le niveau micro de l’observation, la carrière d’un objet technique, à l’échelle macro, une nouvelle approche théorique de l’objet technique. Il existe deux utilisations du système technique et nous avons distingué le système technique comme ensemble de technique interagissant au cours de leur évolution et la hiérarchisation des objets techniques. Enfin, nous avons choisi la notion de configuration pour rendre compte des interactions entre les trois formes de l’objet technique, les systèmes techniques, la hiérarchie des objets techniques et les domaines sociaux et physiques.

Notre thèse sera donc qu’il existe une co-construction entre technique et social au moment de la constitution d’objet intermédiaire dans des réseaux sociotechniques où les acteurs traduisent leurs représentations de l’objet technique dans des objets intermédiaires communs. Parallèlement, il se produit une co-influence entre technique et social autour d’objets matériels. Des liens sont créés entre ces deux types lorsque les acteurs doivent matérialiser un objet intermédiaire dans un objet physique en tenant compte des contraintes du système technique. Ils se situent également lorsque les acteurs utilisent les objets techniques pour atteindre leurs buts. Dans ces deux cas, ils guident leurs actions techniques par des « prises » qu’ils construisent sur l’objet technique au sens de C. Bessy et F. Chateauraynaud164 et une connaissance sur le système technique qui peut être « scientifique » ou « a-scientifique » au sens de B. Gille165.

Notes
164.

BESSY C., CHATEAURAYNAUD F., op. cit. , 1993.

165.

GILLE B., op. cit., 1978.