2.2. La première série de boucles de développement : la définition du projet

Le rendez vous d’entreprise 2 a servi à déterminer les pré-requis du moteur et à définir son enveloppe budgétaire. Jusqu’ici le moteur est encore à l’état de projet, encore abstrait et aucun prototype n’a été réalisé. La troisième phase de la procédure PPDP est dédiée à la faisabilité, c’est-à-dire à la définition et la validation des réponses techniques aux pré-requis. Il s’agit de définir individuellement les principales pièces du moteur pour répondre au premier objet intermédiaire mis en place. Il faut passer de cet objet intermédiaire de l’ensemble technique qu’est le moteur à des objets matériels pour les principales structures techniques. C’est la première étape du processus de matérialisation.

En ce qui concerne le projet N260, cette troisième phase a été effectuée par les équipes fonctions qui ont conçu les différents éléments permettant d’atteindre les cibles fixées par les pré-requis. Dans chaque équipe fonction, une équipe comprenant des spécialistes du « développement produit », autour d’un dessinateur du bureau d’étude, a été constituée pour apporter des réponses aux problèmes techniques. Des membres de la direction fabrication étaient également présents pour estimer la faisabilité des concepts développés. Enfin, des membres de la direction qualité et des achats étaient également présents lorsqu’il était prévu que la pièce ne soit pas produite par le constructeur.

Cette deuxième phase du projet s’est déroulée dans un contexte difficile. Tout d’abord, comme nous l’avons signalé, le projet moteur MIDR 62356 était prioritaire, ce qui posait problème notamment en ce qui concerne les ressources de la direction « développement produit ». L’innovation du moteur dCi 11 était donc secondaire jusqu’à la commercialisation du MIDR 62356 en 1996. Par ailleurs, le constructeur a connu à cette époque une importante crise technique. En effet, en 1994, un nouveau moteur pour le Magnum a été lancé, le MIDR 62040, qui a connu d’importants problèmes techniques et a conduit le constructeur à s’interroger sur sa vocation de motoriste. En raison d’un mauvais refroidissement, les pistons se grippaient dans les cylindres, entraînant la destruction du moteur. Cet événement a provoqué une crise de confiance de la direction envers ses motoristes qui a remis en cause leur capacité à développer un moteur aussi innovant que celui prévu dans le projet N260. Le constructeur français a même envisagé d’arrêter de produire lui-même ses moteurs pour les gammes hautes des véhicules industriels et a mené une étude comparative de coût avec Cummins, le motoriste américain.

Enfin, les incertitudes au sujet du « cœur de ce nouveau moteur », c’est-à-dire le nouveau ensemble technique d'injection, contribuaient à alimenter les hésitations. Ces incertitudes concernaient, tout d’abord, le fournisseur avec lequel Renault Véhicules Industriels n’avait jamais travaillé auparavant et qui n’était pas connu sur le marché européen. De plus, les relations commençaient à se dégrader entre le fournisseur, fatigué des hésitations de Renault Véhicules Industriels, et le constructeur. Enfin, les problèmes rencontrés par l’ensemble technique d'injection ont été résolus en remplaçant le système de vannes à trois voies par un système à deux voies, comme proposé par le fournisseur japonais, malgré les réticences du constructeur. Néanmoins, ce changement de système a été tardif et a obligé à réaliser à nouveau les procédures de tests, alors que le projet moteur N260 avait déjà débuté. Ces hésitations ont conduit le constructeur à consulter son ancien fournisseur, Robert Bosch, qui venait de racheter un système de pompe unique à haute pression à un groupe italien. A partir de 1994, le projet N260 a donc été conduit parallèlement avec deux ensembles techniques d’injection mis en concurrence, « l’ECD U2 » développé en partenariat avec Nippon Denso et le « Common Rail » en partenariat avec Robert Bosch. Les membres du projet étaient largement divisés sur cet aspect. Ceux qui avaient participé au projet commun avec Nippon Denso faisaient valoir un argument moral : lorsqu’un constructeur vend une licence à un fournisseur, il est généralement admis qu’il choisisse ce fournisseur une fois le système développé. Ils insistaient également sur les avantages liés à la remise en cause du monopole de Robert Bosch sur l’injection en Europe. Les partisans du choix de Robert Bosch soulignaient le fait que Renault Véhicules Industriels avait déjà travaillé avec le fournisseur allemand et que celui-ci avait toujours répondu à ses engagements. La volonté de mettre les deux fournisseurs en concurrence répondait également à une question de prix. En effet, les membres du projet moteur avaient l’impression que le fournisseur japonais profitait de sa position de fournisseur développeur pour demander un prix excessif pour le système. En parallèle, le fournisseur allemand proposait des prix inférieurs pour ne pas laisser pénétrer un concurrent sur un marché qu’il contrôlait.

Entre 1994 et 1996, le projet n’a pas avancé en ce qui concerne la procédure en raison de l’ensemble de ces hésitations. Néanmoins, les équipes fonctions commencèrent à travailler sur le développement des principaux éléments du moteur, tout d’abord la culasse, le bloc et le vilebrequin puis sur les autres éléments du moteur pour apporter des solutions techniques aux pré-requis. C’est durant cette phase de test individuel des composants que s’est dessiné l’essentiel des caractéristiques du moteur. Nous examinerons successivement comment des réponses techniques ont été trouvées pour les trois pièces fondamentales du moteur puis comment elles ont été validées. Dans un premier temps, il s’agit de questionner les pré-requis. Par des calculs et des estimations, les équipes fonctions essayent d’imaginer ce qui pourrait poser problème dans les pré-requis. Dans un second temps, elles essayent d’apporter des réponses techniques aux problèmes qu’elles ont définis. Enfin, cette phase met en place le premier retour vers le système technique puisque que les solutions techniques choisies doivent être testées. Ce travail débouche sur un avant projet technique (autour de maquettes numériques et de mulets188) dont les concepts techniques ont été validés. Il s’agit de présenter les grandes dimensions des pièces pour que la direction des services économiques puisse chiffrer le coût du projet et que l’unité de planification puisse mettre en place un planning associé.

Notes
188.

Les mulets sont une forme de prototype qui porte non pas sur le moteur entier mais sur un de ses organes ou une de ses pièces. Cette partie du moteur est testée en étant introduite dans un dispositif simulant le fonctionnement du moteur ou sur un moteur de génération antérieure dont on augmente les performances.