2.1.La sélection du moteur

Les critères de choix du moteur par Dongfeng sont comparables aux pré-requis de la procédure de développement de nouveaux produits chez Renault Véhicules Industriels. En effet, il s’agit du premier objet intermédiaire de l’équipe projet.

A partir de 2000, Dongfeng s’est mis à la recherche d’un nouveau moteur. Ce nouveau moteur devait répondre à deux besoins.

Le premier est lié à la détermination du gouvernement chinois vis-à-vis de la mise en place de réglementations sur la pollution. La règlementation impose aujourd’hui un niveau de dépollution des moteurs équivalent à la norme Euro 2. La recherche d’un nouveau moteur par Dongfeng visait à anticiper la mise en place par le gouvernement chinois d’une norme équivalente à Euro 3 en 2007 dans les grandes villes et en 2009 dans le reste de la Chine, puis Euro 4 en 2010 dans les grandes villes.

Le deuxième besoin est lié à la représentation que le constructeur chinois a du marché du transport. Les dirigeants de Dongfeng pensaient que le marché des véhicules lourds allait se développer en Chine et cherchaient donc un moteur qui soit aux environ de 400 chevaux pour améliorer leur gamme haute. Les attentes de Dongfeng vis-à-vis du moteur étaient donc limitées : un moteur aux alentours de 400 chevaux répondant à un équivalent de la norme Euro 3 et pouvant être développé pour répondre à la norme Euro 4.

Plutôt que de développer un moteur, le constructeur a choisi de racheter la licence d’un moteur existant à l’étranger. Ce choix est essentiellement dû à la perception par le constructeur chinois d’un retard en matière de technique sur les moteurs. Pour F. Gipouloux192, les transferts de techniques en Chine sont marqués par l’opposition entre la perception du retard et la nécessité de modernisation. Dans ce cadre, la technique n’est pas choisie pour elle-même mais est vue comme un outil de développement, ce que cet auteur nomme le syndrome de la filiale.Dongfeng avait la volonté de développer sa technologie pour être « au niveau international » dans le but de développer les exportations.

Bien que le PCC n’ait jamais participé à l’équipe projet moteur, cette stratégie a reçu son accord puisqu’elle est en adéquation avec la politique étatique qui vise à assimiler le maximum de technologies étrangères dans des entreprises chinoises ou des joint-ventures. La première équipe projet a donc visité plusieurs entreprises en Europe (dont Renault et Volvo), au Japon et en Corée. Etant donnée la bonne image des moteurs européens sur le marché chinois, le choix s’est orienté vers les deux constructeurs européens et opposait le moteur MD11 de Volvo et le dCi 11 de Renault Trucks. Les moteurs américains étaient perçus comme consommant trop puisque ce pays n’est pas soumis aux mêmes contraintes que l’Europe et la Chine en ce qui concerne la pénurie de gasoil. Les moteurs japonais étaient considérés comme moins fiables et avaient une moins bonne image que les moteurs européens sur le marché chinois.

Le moteur dCi 11 a finalement été sélectionné en fonction des représentations des membres de la première équipe de Dongfeng sur le marché du camion en Chine et du système technique.

Deux représentations du marché ont favorisé le choix du moteur dCi 11. Pour l’équipe projet, le principal critère selon lequel les transporteurs effectuaient le choix de leur véhicule est le prix. De plus, les employés de Dongfeng estimaient que le poids du véhicule participe également de manière importante à la décision d’achat. Le facteur de sélection du moteur dCi 11 le plus important a été son faible prix puisqu’en raison du rachat de Renault Véhicules Industriels par Volvo, la production de ce moteur allait être arrêtée en France. Pour Dongfeng, cela permettait également d’acheter la chaîne utilisée par Renault Trucks et de bénéficier ainsi de moyens de production à prix réduit. Le deuxième élément ayant joué en faveur du dCi 11 est son origine. En effet, le fait qu’il ait été développé à partir d’un moteur de huit litres de cylindrée entraîne des dimensions et un poids réduits, deux facteurs importants sur le marché du camion en Chine. Le fait que le moteur ait été développé dans les mêmes dimensions qu’un moteur de huit litres de cylindrée constitue un bon exemple du phénomène de construction de prises. Cet aspect est généralement considéré comme un défaut par les constructeurs européens car il tend à nuire à la résistance générale du moteur. En Chine, ce même aspect est vu positivement en raison de l’importance du prix et du poids du véhicule dans les comportements d’achat. Un même aspect de l’objet technique peut ainsi donner lieu à des prises différentes selon le contexte dans lequel se trouvent les individus qui produisent les jugements.

En ce qui concerne les représentations du système technique, il faut souligner que Dongfeng connaissait mieux la technologie utilisée par Renault Trucks que celle de ses concurrents. Celle-ci avait fait l’objet de présentation dans les contacts entre les deux groupes en vue d’une éventuelle prise de participation en 1999. Le « common rail » était également plus connu en Chine que l’ensemble technique d'injection à haute pression concurrent, l’injecteur pompe. En effet, Robert Bosch s’installait à cette époque en Chine. Le fournisseur allemand fabriquait les deux systèmes mais il avait jugé que le « common rail » était plus adapté au marché chinois et avait donc fait la promotion de ce produit. En effet, le « common rail » peut être installé sur un moteur sans avoir à modifier l’architecture générale du moteur. Pour mettre en place l’injecteur pompe, la technique concurrente, il faut augmenter la taille de l’arbre à cames et le déplacer au dessus de la culasse. Enfin, le fournisseur jugeait également que le « common rail » était plus adapté aux cylindrées plus réduites, or les moteurs en Chine étaient presque tous inférieurs à neuf litres.

On peut s’étonner du manque de jugement sur les performances respectives des moteurs comparés. Ces critères ne sont pas totalement absents du choix de Dongfeng. Néanmoins, ils n’ont pas été décisifs dans le choix du moteur car les moteurs comparés avaient des performances jugées équivalentes. Le moteur de Renault Trucks tendait à être moins puissant et à consommer plus que les moteurs de Volvo. Néanmoins, les performances de puissance et de consommation étaient largement supérieures à celles des véhicules chinois. La différence entre les deux produits européens n’était pas donc significative pour les employés de Dongfeng par rapport à la différence entre ces deux produits et ceux qui existaient en Chine à ce moment.

Comme nous l’avons vu, le processus de construction du premier objet intermédiaire est différent de celui de Renault Véhicules Industriels. Les attentes a priori vis-à-vis du moteur sont réduites. Seuls deux caractéristiques ont, tout d’abord, été prises en compte : la puissance et la norme de pollution selon les perceptions de l’équipe projet sur le contexte social (la législation) et technique (perception d’un retard sur les techniques européennes). Le premier objet intermédiaire est donc succinct. Il est également peu formalisé ce qui explique qu’il pourra être transformé dans la suite du processus d’innovation

Néanmoins, cet objet intermédiaire est affiné par la comparaison des différents types de moteurs qui existent déjà. Il découle également de la négociation dans un réseau entre plusieurs représentations de l’objet technique. Ces représentations sont moins construites à partir de perceptions du marché du transport, du contexte social ou encore des systèmes techniques qu’à partir de jugements des objets matériels. C’est le choix entre les différentes alternatives, entre différents objets matériels qui permet au constructeur de préciser sa définition de l’objet technique souhaité. Les représentations du marché et du système technique permettent à l’équipe projet de construire des « prises » sur les objets matériels comparés et d’établir un classement.

Le choix du moteur par l’équipe projet de Dongfeng Limited a reposé sur un processus d’évaluation des différents moteurs existants et est passé par la construction de prises pour les différencier. Les prises construites sur le moteur dCi 11 relèvent autant de ses caractéristiques physiques que de son histoire ou encore des perceptions des membres de l’équipe projet sur les marques et les techniques.

Notes
192.

GIPOULOUX F., « Un transfert de technologie dans les télécommunications en Chine », Sociologie du Travail, numéro 34, Paris, 1992, pp 245-263.