D. Concepts transversaux : la carrière de l’objet technique pendant l’innovation

1. Différences et similarités entre la France et la Chine

C’est en France qu’a eu lieu l’invention à proprement parler du moteur dCi 11. Néanmoins, les processus d’innovation en France et en Chine ont des similitudes. En effet, l’équipe projet de Dongfeng Limited n’a pas effectué de recherche avancée et chez Renault Véhicules Industriels, seul un organe du moteur a réellement fait l’objet de ce type de recherches (l’ensemble technique d'injection). Dans les deux cas, l’innovation a donc principalement consisté à combiner différentes solutions techniques déjà connues.

Il existe un présupposé partagé par un grand nombre des personnes que nous avons interviewées : le développement économique chinois aurait été réalisé grâce à la copie de technologies étrangères. Néanmoins, dans le cas du dCi 11, le processus ne se résumait pas à une simple reproduction du moteur. En effet, le constructeur chinois est pris entre deux logiques. La première est une volonté d’adapter les techniques, ce qui présuppose une véritable compréhension des techniques. Le transfert du moteur dCi 11 ne s’apparente pas à une simple reproduction. La seconde logique est une volonté de correspondre « aux critères internationaux », c’est-à-dire des critères de qualité équivalents aux constructeurs internationaux, pour pouvoir revendiquer un moteur de qualité. La deuxième logique pousse le constructeur chinois à appliquer les normes de Renault Trucks sans les modifier dans une logique de copie alors que la première entraîne une volonté d’adapter l’objet technique. Les processus de recherche et développement des deux pays sont comparables même s’il existe une différence d’échelle et de manière de faire.

Ces différences correspondent à des spécificités nationales en matière de « recherche et développement ». On pense généralement que les chinois ont peu de capacité dans ce domaine. Notre étude montre de grandes ressources pour faire évoluer les produits. La différence entre le processus d’innovation en France et en Chine porte plus sur la manière de réaliser le développement. En Chine, il tend plus à passer par des améliorations progressives de produits existants que par le développement de nouveaux produits. On pourrait qualifier la « recherche et développement » en France comme étant effectuée essentiellement en amont alors qu’elle est effectuée en aval en Chine.

En effet, ce que nous avons appelé la première série de boucles de développement, qui correspond à la conception du produit avant qu’il ne soit industrialisé, c’est-à-dire à l’innovation de structures techniques en anticipant les contraintes liées au contexte social, au domaine physique et au systèmes techniques, joue un rôle majeur chez Renault Véhicules Industriels.

Chez Dongfeng Limited, cette première série joue également un rôle important mais les deuxième et troisième séries ont entraîné plus de modifications de l’objet technique. Chez Renault Véhicules Industriels, le processus du projet est encadré par une procédure qualité issue du groupe Renault, l’APQP, et une procédure de développement propre, le PDPP. En Chine, le processus est également encadré par deux procédures. La procédure qualité est une évolution de celle utilisée par Renault Véhicules Industriels qui a été réalisée au moment de la fusion entre Renault et Nissan : l’ANPQP. Le constructeur chinois utilise une autre procédure de développement : le PPAP. La principale différence entre les procédures PDPP et PPAP est que celle utilisée par Dongfeng Limited a pour but de piloter le processus d’industrialisation alors que celle de Renault Véhicules Industriels couvre également la conception du produit. De plus, dans celle du constructeur chinois, il n’est pas prévu la formalisation d’objets intermédiaires et les évaluations du projet sont uniquement réalisées sur des objets finis. Dès la sélection du moteur, l’équipe projet de Dongfeng Limited avait mis en place des objets intermédiaires en construisant des consensus sur les attentes vis-à-vis du moteur puis en comparant les différents moteurs existants mais ceux-ci n’avaient pas été formalisés. Chez le constructeur chinois, la formalisation de l’objet intermédiaire dépend de la négociation entre les représentations des acteurs qui découlent d’un processus d’essais et d’erreurs et de la construction de prises sur des objets matériels.

Si, en Chine, le moteur dCi 11 a connu de nombreux changements au cours du processus d’industrialisation, alors qu’en France, après la définition du produit, celui-ci n’a connu que peu de modifications, cela tient également au mode de constitution des réponses techniques. Chez Renault Véhicules Industriels, l’équipe projet tend à partir d’une perception du système technique pour imaginer les solutions possibles permettant de répondre au problème que l’équipe se pose. Cette construction théorique a priori de l’objet intermédiaire et sa formalisation à ce stade tend à rendre plus difficile sa modification par la suite puisqu’il faut remettre en cause les perceptions initiales. Chez Dongfeng Limited, l’équipe projet tend à régler les problèmes techniques en sélectionnant ses solutions par rapport aux objets matériels. Les premiers objets intermédiaires sont informels et peu précis, ce qui favorise leur modification pendant la suite du processus. Pour caricaturer, les solutions apportées ne sont alors pas l’idéal mais ce qu’il y avait de mieux de disponible.

Entre les deux processus, il existe deux différences majeures. La première est que, en France, les acteurs tendent à recourir à une conceptualisation du projet technique plus poussée pendant le développement au travers du calcul, des rapports que les différentes unités doivent produire pour orienter le développement et enfin d’une perception du système technique (à l’exception de la fonderie). En Chine, l’innovation passe plus par un processus d’essais et d’erreurs. La deuxième différence est que le processus est conceptualisé a priori en France alors qu’en Chine, il tend à être perçu comme ne pouvant pas être formalisé à ce stade. Ainsi, pour le développement, Renault Véhicules Industriels tend à utiliser une technologie « scientifique » au sens de B. Gille, c’est-à-dire basée sur le calcul, une théorisation a posteriori ou une théorisation a priori. A l’inverse, Dongfeng Limited tend à utiliser une technologie « a-scientifique » comme base du développement technique, c’est-à-dire principalement empirique comme les démarches « d’essai et d’erreurs »et ne reposant pas sur une théorisation ni a priori ni a posteriori.Il ne s’agit pas dans ce travail de préjuger de la supériorité d’un mode d’appréhension du réel sur l’autre, le mode de construction de la connaissance chinoise offrant également des perspectives d’améliorations des techniques.

Pour J. Needham203, le moindre développement actuel de la science en Chine vis-à-vis de la science en Occident peut être expliqué par des facteurs structurels (bureaucratie féodale) et culturels dans les modes d’appréhension du réel. Il montre que la philosophie dominante en Chine, le confucianisme, est basée sur un « matérialisme organique » qui a empêché ce pays de développer une vision mécaniste du monde. Cette philosophie amène les chinois à privilégier les approches en termes de champs et à valoriser les approches empiriques. Dans le domaine de la philosophie, A. Cheng204 insiste également sur cet aspect en montrant que la pensée chinoise, opérant un syncrétisme notamment entre le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme, est basée sur un mode d’appréhension du réel différent qui est constamment en lien avec la réalité. Elle dit ainsi que « la pensée chinoise ne s'est pas constituée en domaine comme l'épistémologie ou la logique, fondée sur la conviction que le réel peut faire l'objet d'une description théorique dans une mise en parallèle de ses structures avec celle de la raison humaine […] la pensée chinoise, elle, apparaît totalement immergée dans la réalité » 205.

Notre recherche montre une tendance du constructeur Chinois à privilégier les modes de développement de l’objet par des procédures d’essais et d’erreur alors qu’en France, Renault Véhicules Industriels privilégie une approche basée sur la théorisation qui semble confirmer les propos de J. Needham et A. Cheng. R. Hart206 pointe le danger de l’approche de J. Needham, à qui il reproche de prendre comme point de départ la notion de « civilisation » en acceptant leur existence a priori et en la rendant a-historique.

Il ne s’agit pas dans notre thèse de renouveler les approches de la première moitié du XXe siècle opposant les civilisations comme F. Northrop207 qui distingue l'occident « scientifique » et l'orient « intuitif » ou E. Gellner208 à propos du grand fossé209 entre les sociétés traditionnelles et les sciences modernes occidentales. Ces modes d’appréhension du réel ne sont en aucun cas contraignants ou propres à une culture puisque, nous l’avons montré, les deux équipes projet recourent à ces deux modes de développement dans l’étape d’innovation. Il nous semble néanmoins avoir montré l’existence d’une tendance à privilégier l’un de ces des modes qui diffère entre les membres de l’équipe projet en France et en Chine.

La sociologie oppose souvent les logiques des « modernes » qui seraient caractérisées par la rationalité instrumentale et des « traditionnels » qui seraient gouvernées par la rationalité traditionnelle ou en valeur. Beaucoup d’employés de Renault Trucks ayant assisté le constructeur chinois attribuent à leurs homologues chinois des comportements de « pré-moderne ». Néanmoins, en Chine, l’innovation peut être décrite comme étant plus proche d’un comportement rationnel en finalité qu’en France car les buts et moyens sont choisis en fonction de leur efficacité et non de leur contenu moral. Comme le montre F. Vatin210, dans le cas de l’opposition entre les agronomes et les paysans Bretons au 19e siècle ou celui des firmes multinationales et des éleveurs Peuls au Sénégal, ceux qui sont qualifiés de « traditionnels » recourent à des logiques qu’il interprète en terme de rationalité en finalité ou rationalité économique standard. A l’inverse, la logique des « modernes » repose sur des référents implicites. Il s’agit d’une « philosophie du progrès » qui les amène à inclure certaines variables dans leurs calculs plutôt que d’autres. Ainsi, les calculs visant à montrer l’inadaptation économique des petites exploitations des paysans bretons (assimilées à une logique traditionnelle) et à prouver que les activités de monoculture (assimilées à une logique moderne) étaient plus rentables ne tenaient pas compte du fait que les différents types de cultures et d’élevage se complétaient, les résidus d’une activité permettant de mener à bien d’autres activités. Seul la faible importance accordée aux résidus permet de conclure à la supériorité des grandes exploitations monocultures.

Dans le cas de la Chine, les connaissances techniques sont principalement construites par un processus d’essais et d’erreurs. En effet, l’innovation passe moins par l’évaluation a priori du contexte par les acteurs que par une série d’essais et de rectifications des erreurs. Les choix techniques sont sélectionnés à partir des objets matériels disponibles et les objets intermédiaires sont formalisés à partir de la description de ces mêmes objets. En France, la définition a priori des formes que doivent prendre les hybrides repose, non pas sur l’expérience directe du système, mais sur le traitement des données des situations passées et sur une anticipation des situations futures. Cette anticipation fait que le raisonnement ne peut plus être qualifié de « rationnel en finalité » car il est réalisé au moyen de jugement de valeur. Par exemple, le choix d’un moteur à quatre soupapes par cylindre dépendait plus de la définition de cette technique comme étant dans le sens du progrès technique que par une estimation des bénéfices que cette solution technique pourrait apporter.

Cette relation entre acteur et système technique dans le cas d’actions liées à un objet technique correspond également aux liens entre acteurs et systèmes sociaux en ce qui concerne les objets techniques. Les éléments du contexte sont pris en compte au travers de l’expérience immédiate qu’en ont les acteurs en Chine alors qu’en France, les acteurs ont recours à une collecte organisée de données sur le contexte mais qui a pour objectif de faire une prévision et inclut donc une part d’idéologie.

Cette différence peut être reliée à deux modes de gestion du risque. Selon U. Beck211, l’Occident est passé d’une société industrielle à une société du risque, ce qui explique le fait que les équipes projet de Renault Trucks favorisent une approche procédant d’une théorisation a priori, d’une anticipation des contraintes pour le développement technique. Dans la première, la logique de répartition de la richesse domine, c’est-à-dire comment faire en sorte que la répartition des richesses soit à la fois socialement inégale et légitime. Dans la seconde, la logique de répartition du risque domine.

Néanmoins, les risques étant invisibles, ils requièrent des interprétations causales. Ils se situent donc exclusivement dans le domaine de la connaissance et doivent passer par un processus de définition sociale. En d’autres termes, pour être reconnus comme réels, les risques doivent passer par un processus de reconnaissance sociale. La construction du risque passe par trois phénomènes. Tout d’abord, il est nécessaire de mettre en relation des facteurs particuliers qu’il est impossible d’isoler dans la complexité du monde industriel. De plus, pour percevoir un risque, il est nécessaire d’avoir « un horizon normatif de sécurité perdue » 212. Enfin, il faut faire un « château de carte d’hypothèses spéculatives, d’énoncés de probabilité » 213.

La gestion du risque fait passer dans une politique préventive car la possibilité même du risque doit être évitée. Il est donc nécessaire non seulement de connaître le présent mais également le futur. La plupart des actions vis-à-vis des objets techniques sont orientée par cette nécessité. Néanmoins, ce processus empêche la mise en place d’un comportement rationnel en finalité puisque la connaissance du futur ne peut pas être objective et repose sur des projections liées à des croyances.

Notes
203.

NEEDHAM J., la science chinoise et l’occident, Ed du Seuil, Paris, 1977.

204.

CHENG A., Histoire de la pensée chinoise, Ed. du Seuil, Paris, 1997.

205.

CHENG A., op. cit., p. 36.

206.

HART R., « Beyond science and civilization : a post-needham critique », Chinese Science, 16, 1999.

207.

NORTHROPF., Philosophy--East and West, Ed. C. A. Moore, Princeton University Press, Princetown, 1944.

208.

GELLNER E., Spectacles & Predicaments: Essays in Social Theory, Cambridge University Press, Cambridge, 1979.

209.

« Big ditch »

210.

VATIN F., op. cit., 1996.

211.

BECK U., La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Aubier, Paris, 2001.

212.

BECK U., op. cit., p. 51

213.

BECK U., op. cit., p. 53