2.4. Conclusion : les effets pervers des « détrompeurs »

2.4.1. Les trois formes de l’objet technique dans la fabrication du moteur dCi 11

Dans le processus de fabrication interviennent à nouveaux les trois formes de l’objet que nous avons mis en évidence.

La conclusion du projet de développement du moteur chez Renault Trucks était tout d’abord la mise en place d’un objet intermédiaire de définition du moteur, puis de faire en sorte de produire un moteur, c’est-à-dire un objet physique qui corresponde à la majorité des caractéristiques de l’objet intermédiaire. Dans le chapitre précédant, nous avons montré comment la fabrication participait à ce processus en permettant la mise en place d’essais de l’ensemble technique même si cette phase de l’innovation avait peu d’importance chez Renault Véhicules Industriels.

Au moment de la conception des équipements, ce premier objet intermédiaire est traduit dans une logique de fabrication sous la forme des procédures. Il est également matérialisé dans les équipements de production et, dans une moindre mesure, dans l’objet technique produit c’est-à-dire le moteur dCi 11. Ce processus est l’objet d’une co-construction entre logiques techniques et sociales. Le domaine physique n’intervient pas directement mais au travers des représentations qu’en ont les acteurs et la manière dont ils anticipent les contraintes physiques. Des logiques sociales se mêlent également. Il s’agit notamment de la perception d’un retard du constructeur français en ce qui concerne la qualité du montage, d’une supériorité de la machine sur l’homme ou encore de la volonté de ne pas sous-utiliser l’équipement. Ces logiques ont poussées les développeurs à s’orienter vers des équipements automatiques de contrôle des opérations des opérateurs et non de production.

Pendant la phase de production du moteur, l’objet intermédiaire traduit évolue, sous l’action du personnel de l’atelier. La majorité des modifications apportées à ce dernier sont de l’ordre de la précision. Les opérateurs et leur encadrement direct construisent alors un consensus sur la meilleure manière de faire en sorte que les objets matériels produits correspondent à l’objet intermédiaire. Mais le personnel de l’atelier apporte également des modifications de la substance de l’objet intermédiaire même s’ils s’en défendent. Les représentations de l’objet conforme change et sont solidifiées sous la forme d’un second objet intermédiaire dans l’atelier, les opérateurs et leur encadrement direct se mettent d’accord. Il s’agit alors généralement d’arbitrer entre les deux logiques propres à l’atelier : la qualité et le délai. Ces évolutions sont vécues comme illégitimes ce qui explique que les opérateurs ne recourent pas à la procédure officielle de modification du processus de fabrication. Elles restent informelles et sont transmises d’un opérateur à l’autre par le biais de la formation sur le poste. Lorsqu’il s’agit de contrevenir à une procédure l’opération est légitimée en insistant sur l’inutilité de la procédure pour atteindre l’objet intermédiaire. Lorsqu’il s’agit de déjuger un dispositif détrompeur, le personnel de l’atelier accuse, souvent sans en avoir la preuve formelle, une défaillance technique de ce dispositif.

Dans les deux cas, les opérateurs et leur encadrement se défendent de changer l’objet intermédiaire traduit pendant la conception de la chaîne. Néanmoins, leurs actions peuvent entraîner des différences entre l’objet matériel produit et l’objet intermédiaire. Il s’agit donc de la constitution d’un second objet intermédiaire au sein de l’atelier. Ces changements sont « validées » pour le personnel de l’atelier par le fait qu’aucun défaut n’est détecté sur les moteurs qui ont été produits. On pourrait alors penser que ce second objet intermédiaire évolue par un processus d’essais et d’erreurs. Cependant l’illégitimité de ses pratiques et le fait qu’elles soient cachées empêchent généralement de faire le lien entre les défauts et les pratiques aussi les retours sur les essais de modifications effectuées au sein de l’atelier sont rares.

Les contraintes que fait peser le moteur dCi 11 sur la fabrication sont de deux types. Le premier type est directement lié au produit. Les caractéristiques techniques et le design de l’objet imposent un certain nombre d’éléments en ce qui concerne les procédures de fabrication. Ces contraintes ne sont pas seulement liées au domaine physique puisque le moteur dCi 11 est socialement construit : le choix même des techniques avec l’ensemble de ses caractéristiques est donc le résultat d’un processus social. Néanmoins, une fois l’objet choisi, ses contraintes sont « hors du social » car elles dépendent de l’aspect technique du produit. Par exemple, la colle doit être déposé sur une surface propre pour adhérer. Les concepteurs du moteur étaient conscients, au moment du choix du type de colle, que cela obligerait à mettre en place un nettoyage des surfaces à coller. Néanmoins, cette caractéristique du type de colle choisi dépend de sa structure physique et donc provient de l’appartenance de l’objet colle au domaine physique.

Le deuxième type de contraintes est indirect. Il en existe deux types : les contraintes indirectes immatérielles et matérielles. Le premier cas correspond aux procédures mises en place pendant la conception de la chaîne. Le plus souvent, ce sont alors les procédures de qualité qui jouent le rôle de médiateur entre le domaine physique et la contrainte qu’il exerce sur l’action des opérateurs. Elles ne sont pas imposées physiquement par l’objet au sens où sa forme n’empêche pas la fabrication de se dérouler autrement. Elles sont imposées par une prévision de l’usage qui en sera fait et des problèmes qui peuvent découler de son utilisation. Ces contraintes indirectes immatérielles peuvent être détournées. En effet, leur aspect contraignant provient du pouvoir du réseau qui a constitué l’objet intermédiaire dont découle la procédure.

Dès lors, dans l’atelier, pour modifier ces procédures, il faut cacher ces modifications. Les contraintes indirectes matérielles sont la matérialisation de l’objet intermédiaire dans l’équipement et les détrompeurs. Dès lors, ces équipements ont un pouvoir contraignant indépendant de celui du réseau qui a constitué l’objet intermédiaire qui repose sur son aspect technique. Cette contrainte n’est pas non plus sans faille. Tout d’abord, les opérateurs savaient utiliser des « trucs » pour « tromper les détrompeurs ». De plus, l’ajout d’un objet physique matérialisant la contrainte rend également plus facile la légitimation d’une modification de la procédure constituée lors de la conception de la chaîne. Les opérateurs peuvent alors accuser l’objet matérialisant la contrainte de défaillance.