2.4.Conclusion : la légitimation des modifications de l’objet intermédiaire

La spécificité du processus de constitution de la chaîne de production en Chine est l’existence d’un objet intermédiaire transféré par Renault Trucks. Mais le constructeur chinois a également mené son propre processus de traduction de l’objet intermédiaire issu de l’innovation dans une logique de fabrication. Cette étape est marquée par la même opposition que l’innovation. La première logique est portée par le service qualité qui souhaite la mise en place des « critères internationaux de qualité », c’est-à-dire l’application des normes définies par le constructeur français. Ce service utilise l’objet intermédiaire de Renault Trucks comme une prise objectivé de la qualité du moteur. Leur objectif est de faire en sorte que les objets matériels produits en soient aussi proches que possibles. Comme le montre l’exemple des poussières dans le moteur, cette logique tend à déresponsabiliser le constructeur vis-à-vis de la qualité des objets matériels. Celle-ci est alors appréhendée seulement comme copie de l’objet intermédiaire de Renault Trucks.

A l’inverse le service technique se fait le porte-parole d’une seconde logique visant à adapter l’objet intermédiaire pour baisser son coût et son temps de fabrication. Les principales modifications apportées par le constructeur chinois à la chaîne ¾ viennent de différence dans les logiques sociales. L’ordre des stations à été modifié et des postes automatiques ont été remplacés par des opérations manuelles pour baisser le coût de production qui est considéré comme le facteur décisif sur le marché chinois.

Le processus de fabrication débute avec l’objet intermédiaire traduit dans une logique de fabrication pendant la conception de la chaîne. Au moment où nous avons fait notre observation, si les fiches de description des procédures avaient bien été mises en place, le service méthode ne considérait pas sa tâche comme terminée et restait parmi les opérateurs pendant la production pour compléter les instructions.

Le début de la phase de production est donc considéré comme un apprentissage. Il s’agit de mettre en pratique des principes théoriques et il est toléré que ces derniers soient modifiés. C’est pourquoi, le processus dans les ateliers de Dongfeng Limited s’apparente à une précision mais également parfois à une modification de l’objet intermédiaire. Les opérateurs et leur encadrement inventent des gestes, des contrôles pour pallier aux problèmes techniques rencontrés. Ils développent parfois même des outils pour faire correspondre objet matériel et objet intermédiaire. Ils n’hésitent pas non plus à modifier ce dernier s’il le juge trop contraignant, comme dans le cas du dépassement du cylindre. Ainsi, autour de l’objet matériel produit se constitue un réseau d’acteur. Il est composé de membre de différentes unités notamment du service technique (favorable aux modifications) et du service qualité (favorable au maintien des normes). Dès lors, lorsqu’un consensus est atteint sur un second objet intermédiaire, il n’est pas ressenti comme illégitime. Si les acteurs du réseau n’ont pas de retour négatif sur ces nouvelles pratiques celles-ci sont alors entérinées et transmises entre les opérateurs par la formation sur le poste. Autour des problèmes rencontrés par les opérateurs à leurs postes, se développent des « prises » pour évaluer la gravité des problèmes et éventuellement les manières de faire pour remédier aux problèmes.

La chaîne de Dongfeng Limited comporte beaucoup moins de postes automatiques ou semi-automatiques. De plus, certaines opérations, perçues comme sensibles chez Renault Trucks et automatisées, sont réalisées manuellement par les opérateurs. De même, des contrôles réalisés par des robots chez Renault Trucks sont effectués par des opérateurs. Lors de notre dernière mission en Chine, suite à des problèmes techniques, le constructeur chinois était en train d’installer des postes automatiques pour des tâches que le service technique de l’usine avait prévu de faire réaliser manuellement. Néanmoins, la démarche est différente de celle de Renault Trucks. Le constructeur ne présuppose par la supériorité des machines sur l’homme mais favorise au contraire les opérations manuelles. Le service technique ne revient sur ce choix qu’en cas de problèmes techniques.

De plus, les concepteurs du constructeur chinois n’ont pas utilisé de dispositifs de détrompeur capables de bloquer la chaîne pour essayer d’améliorer la cadence de production. Dès lors, le service technique de l’usine de Dongfeng Limited a préféré la méthode de la liste de vérifications qui avait été rejetée par les concepteurs de la chaîne chez Renault Trucks en raison d’un manque de confiance vis-à-vis des opérateurs.

Ce manque de confiance n’était pas lié seulement à la peur d’une erreur humaine mais également une défiance vis-à-vis de l’attitude des opérateurs. Le dispositif des détrompeurs permet de se prémunir contre les oublis mais également contre les actions détériorant la qualité du produit volontairement ou par laxisme. Le service technique de l’usine de Dongfeng Limited a également cherché à se prémunir d’erreurs involontaires des opérateurs car ce service estime que leur niveau de savoir-faire est bas et a mis en place la méthode de la liste de vérifications. Néanmoins, l’équipe n’a pas de méfiance a priori sur les comportements des opérateurs, ce qui explique qu’ils n’ont pas privilégié les automatismes. Elle a estimé avoir d’autres moyens de contrôler l’attitude des opérateurs. Il s’agit principalement du mode de sélection. Les membres du service technique insistent sur l’appartenance des opérateurs au Parti Communiste. De plus, le service technique a instauré une vérification par les opérateurs des opérations effectuées auparavant, même si nos observations tendent à montrer que les opérateurs ne « dénoncent » pas leurs collègues mais essaient de corriger le défaut.

Enfin, le processus de Dongfeng Limited donne plus de place à la construction de prise par l’opérateur. Nous avons vu que dans les usines en France, le processus de fabrication reposait également sur des prises subjectives mais que celles-ci sont tournées vers la nécessité de faire avancer la chaîne et de « tromper les détrompeurs ». Chez Dongfeng Limited, il existe également une volonté d’objectiver les prises nécessaires à l’action technique néanmoins comme dans le cas du dépassement de la chemise ces dernières peuvent être remises en cause. Ces mesures objectivées sont rarement inscrites dans des dispositifs matériels comme les postes automatiques ou de détrompeur. De plus, le début de la production étant vu comme un apprentissage, comme la mise en pratique de principes jugés « trop théoriques », il est toléré que les opérateurs et les cadres de l’usine apportent des modifications à ces dernières.

Ce refus des automatismes ainsi que la participation des opérateurs à la construction des procédures font que les opérateurs chinois semblent plus proches de l’objet intermédiaire traduit dans une logique de fabrication que leurs homologues français. Ils participent directement à la modification de celui-ci en collaborant avec le service technique et la qualité. Cet aspect se voit également par la propension des opérateurs de Dongfeng Limited à utiliser le moteur comme un outil pour aider à la réalisation de leur tâche.

On retrouve les trois mêmes types de contraintes apportées par l’objet technique sur le processus de production. Le premier type de contrainte découle des caractéristiques techniques et physiques de l’objet matériel à produire. Les deuxième et troisième types de contrainte sont liés à l’objet intermédiaire traduit dans une logique de fabrication. Les procédures, objet intermédiaire immatériel, sont contraignantes dans la mesure où le réseau qui en est à l’origine impose son application. Dans le cas de la production du moteur dCi 11 chez Dongfeng Limited, les procédures tendent à être plus détaillées. Néanmoins, leur pouvoir contraignant est moins important du fait de la reconnaissance de l’importance de la mise en pratique des principes théoriques, de leur confrontation avec les situations réelles. Les postes automatiques et les dispositifs détrompeurs sont des objets intermédiaires matérialisés. La chaîne de Dongfeng Limited se caractérise par le fait qu’elle fait moins appel à ce type de contraintes, jugées trop rigides et trop chères.