C. Concepts transversaux : la carrière de l’objet technique pendant la fabrication

1. Différences et similarités entre la France et la Chine

Ce qui diffère entre le processus de Renault Trucks et celui de Dongfeng Limited, c’est la manière dont se déroule la médiation entre objet technique et social d’une part et les éléments sociaux moteurs de la co-construction d’autre part.

Pendant la phase de production, l’objet intermédiaire traduit pendant la constitution de la chaîne est modifié. En effet, les opérateurs et leur encadrement construisent des représentations de l’objet technique différentes en raison de leur obligation de faire « avancer la chaîne » en France ou de leur volonté d’adapter le produit, notamment en diminuant son coût, en Chine. Les opérateurs construisent des prises subjectives sur l’objet technique pour déterminer ce qui est un défaut ou non. Lorsque cette représentation de l’objet est acceptée au sein de l’atelier et qu’elle n’est pas liée à un problème technique pendant les tests ou l’utilisation, elle est stabilisée et enseignée aux nouveaux arrivants. Dans l’atelier, se créé donc au cours de la fabrication un second objet intermédiaire qui peut entrer en contradiction avec celui créé pendant la conception de la chaîne à partir du résultat du processus d’innovation.

Les deux situations de production observées diffèrent par de nombreux aspects.

Une première différence concerne le statut donné à ce second objet intermédiaire mis en place dans l’atelier. En France, il est négocié au sein d’un réseau comprenant seulement les opérateurs et leur encadrement direct qui cherchent à augmenter la cadence de production. Dès lors, les changements qu’ils apportent à l’objet intermédiaire sont ressentis comme des atteintes à la qualité et sont considérés comme illégitimes. A l’inverse, en Chine, la présence d’autres services dans l’usine au moment de la production créée une négociation des représentations de l’objet plus large et plus ouverte en ce qui concerne les volontés d’adapter ou de conserver les normes mises en place par le constructeur français. Lorsqu’un consensus est atteint sur un nouvel objet intermédiaire, il n’est alors pas ressenti comme illégitime.

Une seconde différence est la plus forte propension des opérateurs chinois à créer des représentations qui diffèrent de l’objet intermédiaire. En France, les opérateurs tendent à appliquer des procédures construites auparavant. Ces procédures ont majoritairement été créées à partir de l’objet intermédiaire traduit pendant la conception de la chaîne. Ils appliquent également des modifications à cet objet intermédiaire créé au sein de l’atelier pour les opérateurs et leur encadrement généralement avant qu’ils n’arrivent. Ce deuxième objet intermédiaire reste informel car il est ressenti comme étant illégitime. C’est ce qui explique que les opérateurs se défendent de modifier le premier objet intermédiaire et qu’ils accusent généralement les dispositifs détrompeurs de disfonctionnements. En Chine, les opérateurs et leur encadrement procèdent à l’adaptation de l’objet intermédiaire construit avant la mise en place de la chaîne. Le début de la production est vécu comme un apprentissage car les opérateurs et leur encadrement pensent qu’il est nécessaire de mettre en pratique l’objet intermédiaire.

Cette différence est liée à l’histoire de la chaîne. Nous avons observé une usine qui allait fermer en France et qui fonctionnait à pleine cadence depuis plus de six ans. A l’opposé l’usine, moteur de Dongfeng Limited ne fonctionnait à faible cadence que depuis six mois.

Néanmoins, l’explication ne réside pas seulement dans la durée de la carrière de la chaîne. En effet, le fait que l’usine de Dongfeng Limited travaille encore les procédures au moment du lancement du moteur a été interprété comme un « retard » par leurs homologues de Renault Trucks. Au lancement de la chaîne en France, les procédures de production étaient déjà plus rigides. Cette différence dans la constitution des procédures est liée à la manière dont les constructeurs renouvellent leurs gammes. Chez Renault Trucks, l’ensemble des procédures de production doit être défini pour le jour du lancement commercial puisque la période de recouvrement entre les anciens et les nouveaux produits est courte. La direction de Dongfeng Limited ayant anticipé la mise en vigueur de la loi sur la dépollution des moteurs, le groupe chinois continue de vendre ses anciens produits dans des volumes importants alors que les nouveaux se vendent en volume réduit. Ainsi, pendant les premiers temps, la fabrication du moteur se fait à une faible cadence ce qui permet de mettre au point les équipements et de mieux définir les procédures.

Alors que chez Renault Trucks, les membres de l’équipe projet ont insisté sur la construction de l’objet intermédiaire avant la commercialisation, leurs homologues de Dongfeng Limited ont aussi mis en avant l’adaptation de cet objet intermédiaire dans la pratique.  En effet, l’équipe projet de Renault Véhicules Industriels avait la volonté d’encadrer la pratique en mettant en place des procédures qualité importantes. A l’inverse, celle de Dongfeng Limited a pris en compte l’adaptation de l’objet intermédiaire par les opérateurs et ont mis en place un processus permettant la coopération des acteurs de la production pour résoudre les problèmes qualité.

Cette différence tient également au rôle des règles dans les deux pays. La plupart des employés de Renault Trucks ayant participé à des assistances auprès du constructeur Chinois nous ont dit que la règle a un moindre pouvoir coercitif en Chine. En réalité, ce n’est pas tant le caractère contraignant de la règle qui change mais sa fonction. En France, la règle est pensée comme devant s’appliquer tout le temps. Il s’agit d’instructions qui ne couvrent pas nécessairement tout le processus mais qui doivent absolument être respectées. En Chine, la règle décrit l’usage normal, souvent de manière extrêmement détaillée, mais on peut y déroger en cas de situation spéciale. C’est ce qui explique que si le service des méthodes a déjà mis au point des fiches de procédures plus détaillées que ses homologues français, ses membres continuent à assister les opérateurs en ce qui concerne les situations spécifiques sortant des cas normaux.

Une autre différence entre les deux chaînes réside dans le degré d’automatisation. Chez Renault Véhicules Industriels, en raison de la croyance, que note V. Scardigli260, en la supériorité de la machine sur l’homme, le service des méthodes a mis en place des machines automatiques de production ou de contrôle. Les acteurs en France utilisent donc la matérialisation de l’objet intermédiaire dans les équipements pour contraindre les pratiques des opérateurs. En Chine, les machines automatiques sont plus rares et les dispositifs détrompeurs lorsqu’ils existent ne bloquent jamais le processus de production. Cette différence s’explique par la volonté du constructeur chinois d’adapter les procédures aux conditions réelles. Les règles édictées ne sont pas matérialisées pour pouvoir les contourner plus facilement en cas de nécessité. Il s’agit également d’une question de prix : les dispositifs automatiques étant plus onéreux. Enfin, il existe moins de défiance vis-à-vis du travail des opérateurs. Les concepteurs de la chaîne n’ont pas hésité à faire reposer certaines opérations sur l’habilité des opérateurs. Lorsqu’il est décidé d’automatiser un poste, la décision intervient seulement après un constat d’échec des opérations manuelles.

Cette défiance vis-à-vis du travail des opérateurs se traduit également chez Renault Trucks par le recours quasi exclusif dans la procédure formelle à des prises objectivées. Les opérateurs construisent également des prises subjectives en France mais seulement lorsqu’ils sortent de cette procédure notamment lorsqu’ils trompent les détrompeurs pour faire avancer la chaîne (par exemple dans le cas des vissages). En Chine, il existe également une volonté d’objectiver les prises guidant l’action technique. Néanmoins, dans le cadre du processus de mise en pratique de l’objet intermédiaire, lorsqu’un problème surgit, les opérateurs et leur encadrement construisent des prises subjectives pour déterminer la marche à suivre.

Pour S. Leigh-Star261, l’objet est une frontière qui sépare et relie les utilisateurs et les concepteurs permettant à chaque acteur de se penser l’auteur de ses actions. Cet aspect est également vrai en ce qui concerne l’étape de fabrication. Le fait de travailler à la fabrication entraîne un premier éloignement vis-à-vis du fonctionnement de l’objet. Lors du processus de production chez Renault Trucks, les opérateurs sont doublement éloignés de l’objet intermédiaire créé pendant le processus d’innovation. Nous avons vu que l’opérateur concentre son intérêt sur la procédure de travail et non sur sa finalité dans le fonctionnement du produit. Les dispositifs de « détrompeurs » et l’objectivation des prises guidant l’action technique achèvent cet éloignement entre le producteur et l’objet technique. En effet, ils tendent à déresponsabiliser les opérateurs ou leur encadrement du souci de la qualité, c’est-à-dire du fonctionnement de l’objet technique. Ce plus grand éloignement des opérateurs français se traduit par le fait que peu d’entre eux se préoccupent de la concordance entre objet intermédiaire et objet matériel. A l’inverse, leurs homologues chinois inventent des techniques mais également des outils pour faciliter le rapprochement entre ces deux formes de l’objet technique.

En ce qui concerne la pratique des opérateurs à leur poste de travail, l’exemple de la comparaison des postes de réglage des culbuteurs montre que les opérateurs chinois semblent agir de façon moins prévisionnelle et plus réactionnelle. Chez Renault Trucks, l’opérateur règle l’interstice entre le culbuteur et les soupapes puis serre l’ensemble pour fixer le réglage. En Chine, l’opérateur effectue un premier réglage approximatif de l’interstice. Une fois le serrage effectué, il réalise un réglage plus précis en corrigeant le premier. Néanmoins, avant certains postes automatiques, les opérateurs chinois réalisent des opérations de contrôle que les employés des usines de Renault Trucks n’effectuent pas. Inversement, certains contrôles réalisés en amont par les opérateurs en France sont réalisés après le poste de contrôle automatique dans l’usine de Dongfeng Limited. Ces différents cas montrent les limites des interprétations culturalistes simples. Les opérateurs chinois peuvent donc avoir des pratiques préventives et réactives vis-à-vis de l’objet technique même s’il existe une tendance qui privilégie les modes d’action par essais et erreurs.

Notes
260.

SCARDIGLI V., op. cit., 1992b.

261.

STAR S.L., GRIESEMER J.R, op. cit., 1989.