2.3. La finalisation de la proposition et le traitement de la commande : les contraintes de l’objet matériel

Durant la phase de finalisation de la proposition, il s’agit pour le vendeur de résoudre les incompatibilités potentielles entre les différents éléments choisis par le client. Pour cela, le logiciel partenaire proposition est équipé d’un « résolveur » de contradictions qui empêche de sélectionner deux éléments contradictoires.

On peut distinguer deux niveaux parmi les contraintes liées à la construction sociale de la technique : certaines sont dues à la manière dont les éléments techniques ont été développés et d’autres à la manière dont les différents éléments ont été classés.

Dans le premier cas, la combinaison des éléments n’est pas possible du fait de leur constitution c’est-à-dire de leur appartenance au domaine physique ou à un système technique. Ces contraintes ne sont pas pour autant asociales puisque le choix d’autres techniques, ou s’il n’en existe pas, la recherche d’autres techniques auraient pu permettre d’apporter une réponse compatible. Ainsi, le système technique médiatise une contrainte construite socialement. Il n’est pas possible d’installer certains types de caisses sur certains modèles en raison de la nécessité d’installer une prise de mouvement sur le moteur pour faire fonctionner la caisse, ce qui nécessite beaucoup de puissance. La contrainte peut également provenir du positionnement au même endroit de deux éléments. Ainsi, il n’était pas possible pour un vendeur de positionner à la fois une pince rétractable sur un camion benne et un réservoir supplémentaire car ces deux éléments ont été placés sous le châssis. L’équipe projet de Renault Trucks considérait que les utilisateurs de réservoirs supplémentaires étaient uniquement de la catégorie des métiers à longue distance, aussi, l’association avec les éléments d’une caisse n’a pas été prévue.

Dans le second cas, la combinaison des éléments est potentiellement possible au niveau technique dans l’état des éléments mais le constructeur n’a pas prévu leur association. Certains croisements ne sont pas prévus car le constructeur français n’envisageait pas que la combinaison puisse être faite en fonction de sa représentation du métier de ses clients. Le logiciel « partenaire proposition » propose des « kits » pour un métier qui associent un certain nombre d’options généralement demandées par l’usage spécifique du camion lié au métier. Il peut s’agir d’ajout d’éléments ou de prédisposition du véhicule à l’ajout d’une caisse spécifique. Néanmoins, ces kits posent problème dans la mesure où ils ne peuvent pas répondre à l’infinie diversité des demandes des clients. S’ils aident dans la majorité des cas, ils posent problème pour un certain nombre de demandes spécifiques qui n’ont pas été prises en compte lors de la création du « kit ». De même, les kits de prédisposition à un type de carrosserie ne sont pas valables pour tous les carrossiers et lorsqu’un client demande que la carrosserie soit faite par une entreprise qui n’est pas partenaire de Renault Trucks, le vendeur doit faire en sorte de vérifier que les deux systèmes puissent fonctionner ensemble. Par exemple, il n’était pas possible de monter une climatisation sur un véhicule Kerax dans la gamme Renault Trucks. Il ne s’agit pas d’une impossibilité technique puisque le véhicule utilise le même moteur dCi 11 que le Premium, sur lequel il est possible de monter un support de climatisation. Il s’agit en fait d’une contrainte liée à la représentation des métiers par le constructeur, les métiers de la construction étant vus comme non intéressés par les options de confort du chauffeur. Ce découpage ne tient pas compte de l’utilisation du Kerax dans les métiers de l’approche chantier ou encore comme transport de marchandises générales à l’export dans les pays où les routes sont abîmées et le poids de chargement est important (comme la Chine). Le constructeur opère donc un tri a priori parmi les croisements possibles pour réduire la diversité des véhicules (et donc le coût de développement) en fonction d’une rationalisation selon les types de métier.

En utilisant le logiciel, le vendeur ne sait pas si les combinaisons sont impossibles pour des raisons techniques ou s’il s’agit d’une limitation due au classement du constructeur. Dans les deux cas la combinaison est envisageable au prix d’une modification de l’objet technique. Néanmoins, elle comprend plus de modifications dans le premier cas et le prix supplémentaire qui en découle peut faire échouer la négociation. Renault Trucks dispose ainsi d’un service chargé de réaliser les adaptations spécifiques au véhicule qui n’ont pas été prévues dans les différents modèles, une fois que celui-ci est sorti de la chaîne d’assemblage.

Pendant cette étape, une dernière traduction de l’objet intermédiaire a lieu au travers de la négociation entre la concession et le service qui traite les commandes à la direction commerciale et statue sur la faisabilité d’une modification. Cette relation doit normalement être médiatisée (comme toutes les relations entre le constructeur et ses concessionnaires) par la direction régionale mais comme elle est l’objet d’enjeux importants, les concessionnaires essaient de développer une relation directe avec ce service.

Cette étape montre les limites de l’utilisation de la métaphore de l’invention pour décrire l’étape de la vente. La vente comme l’invention est un assemblage d’un ensemble d’objets techniques. Néanmoins, cet assemblage n’est pas réalisé au même niveau pour reprendre le vocabulaire de B. Gille280. L’invention est un processus au cours duquel des structures élémentaires sont relié. Pendant la vente se sont des ensembles techniques qui sont mis en commun. Cette différence d’échelle à des conséquences importantes sur les contraintes posées par la combinaison des objets techniques. Les ensembles techniques étant plus complexes, il est plus difficile de les relier entre eux si cette relation n’a pas été anticipée. De plus, dans le processus d’innovation, la combinaison est facilitée par la possibilité de l’équipe projet de jouer sur la flexibilité des structures techniques. Dans le cas de la procédure des ventes, la forme des ensembles techniques est déjà fixée et il n’existe pas d’autres flexibilités de formes que celles qui ont été prévues. Ainsi, même si les contraintes sont médiatisées par le système technique, les impossibilités de combinaison dans le processus de vente sont d’avantages que celles de l’innovation liées à la manière dont elles ont été inventées et classées dans un processus social chez le constructeur. Néanmoins, les logiques sociales étant inscrites dans l’aspect technique des éléments à combiner, elles peuvent être changées en modifiant les objets techniques.

Notes
280.

GILLE B., op. cit., 1978.