C. Concepts transversaux : la carrière de l’objet technique pendant la vente

1. Différences et similarités entre la France et la Chine

Pour les vendeurs en France, l’objet technique n’est pas important : ils disent souvent que les camions de toutes les marques européennes sont aujourd'hui équivalents en qualité, prix, puissance etc. L’objet est pensé comme un produit indifférencié à vendre. C’est cette représentation de l’objet technique qui domine pendant le processus de vente des véhicules en France. Ainsi, ce processus est comparé à une autre étape de la carrière de l’objet : l’innovation. Le client est invité à « inventer » son propre camion en le composant selon ses besoins. Tout se passe comme si le processus de vente était plus important dans la définition de ce que sera le véhicule que le processus d’innovation. De plus, l’aspect symbolique de la vente, lié à l’image de marque ou encore au design, semble être plus important que l’aspect technique c’est-à-dire les caractéristiques du produit.

Cette représentation du rôle de la technique dans la vente est liée à la volonté des vendeurs de valoriser leur rôle dans la vente. Donner peu d’importance à la technique dans les processus de vente permet aux vendeurs de mettre en avant leurs compétences à la vente. Susan Leigh Star309 montre que l’objet constitue une frontière qui permet à chacun de se croire le véritable acteur de l’action. Ici, cette représentation de l’objet technique permet aux vendeurs de valoriser leur rôle au détriment de celui des concepteurs qui ont conçu le véhicule. Ils pourraient vendre un autre produit et ne sont pas attachés à l’objet lui-même. Par contre, ils sont attachés à la marque et à son image. Ce qui compte pour eux, c’est-à-dire ce qui leur permet de faire la différence entre les marques, c’est la manière dont le produit est présenté et les services qui l’accompagnent. La qualité du produit est pour eux secondaire par rapport à la perception de la qualité par les clients. Dans ce cadre, le moteur a surtout une valeur symbolique, c’est le cœur du camion auquel le client apporte une importance toute particulière.

Dans la procédure de Renault Trucks, la vision du processus de vente se réfère à une approche constructiviste dans lequel la vente comme l’utilisation est décrite comme une réinvention de l’objet par les acteurs et néglige le poids de l’aspect technique de l’objet.

Trois points nous ont conduit à rejeter cette représentation de l’étape. Tout d’abord, malgré la diversité des choix, le nombre de combinaisons est limité. En effet, l’ensemble des possibilités de combinaisons a été pensé par le constructeur lors du développement même s’il existe quelques modifications périphériques. Le second point est que les éléments qu’il faut combiner sont du niveau des ensembles techniques et non des structures élémentaires techniques comme dans le processus d’innovation. Le troisième point est que le processus de vente intervient moins sur la forme des composants que sur leur combinaison. Dans ce cadre, les contraintes qui pèsent sur la construction de la proposition sont à interpréter par rapport au processus de développement dont le moteur a été l’objet en tenant compte des logiques sociales de l’invention puis à la manière dont ses techniques ont été organisées.

En Chine, l’étape de la vente, même si elle propose un grand nombre de possibilités à l’acheteur, est présentée comme la sélection d’un produit construit auparavant par le constructeur et ses concessionnaires. Même s’il existe des possibilités de modification du produit par rapport à ce que les constructeurs avaient prévus, ces modifications sont périphériques par rapport à la forme de l’objet physique final.

Dans le processus en Chine, la définition du camion qui voit le jour dans les cercles de connaissances est basée sur le modèle d’une marque c’est-à-dire que les objets intermédiaires sont créés en référence à des objets matériels. Cette représentation tend au contraire à accentuer les contraintes de l’objet technique puisque les modèles proposés par le constructeur sont alors pensés comme étant immuables. Pour les transporteurs, le raisonnement est moins de chercher un véhicule adapté à leurs besoins que de hiérarchiser les véhicules existants, en ce qui concerne le prix, la qualité et surtout la facilité de réparation. Ainsi, pour s’assurer d’avoir un « bon » véhicule, il faut commander le modèle qui a été recommandé en le modifiant le moins possible.

Dans la procédure de Dongfeng Limited, la vision de la vente se réfère à une approche du « déterminisme technologique » dans laquelle l’innovation est déterminante pour la forme finale de l’objet technique et qui néglige le poids du processus de vente vu comme étant une simple diffusion. La vente des véhicules équipés du dCi 11 si elle change la manière de vendre (d’un processus passif à un processus actif) et oblige à construire un objet intermédiaire (il s’agit alors moins d’évaluer les objets matériels que de prendre un véhicule adapter à une perception du contexte), reste dans cet approche. En effet, il s’agit moins de proposer un véhicule en l’adaptant au client que de lui fournir un véhicule déjà constitué.

La vente d’un véhicule repose sur la constitution d’un objet intermédiaire dans un réseau sociotechnique en confrontant différentes représentations de l’objet. En France, ce réseau est composé d’un transporteur qui représente parfois son client et d’un vendeur. Les transporteurs en compte propre ont une représentation de l’objet technique peu précise. Dès lors, il repose sur le savoir du vendeur pour traduire leurs attentes en terme de définition de l’objet. Les transporteurs pour compte d’autrui ont des représentations de l’objet qu’ils imposent au vendeur dans la constitution de l’objet intermédiaire. En Chine, traditionnellement le réseau est composé d’un transporteur et de son cercle de connaissances. La construction de l’objet intermédiaire passe davantage par le jugement des objets matériels que par une théorisation a priori à partir de leur perception du contexte. Le concept de « face » permet de rendre légitime les prises construites par les autres membres du cercle par rapport à leurs expériences des véhicules. Une fois l’objet intermédiaire construit, les transporteurs se rendent chez les concessionnaires pour trouver un véhicule équivalent. Le moteur dCi 11 introduit un changement majeur dans ce processus. Le processus de vente devient actif et le moteur ne peut être jugé par des prises étant donné sa nouveauté. Dès lors, la construction de l’objet intermédiaire repose également sur les perceptions du contexte, que ce soit la mise en avant d’un besoin spécifique vis-à-vis de la matière transportée, la volonté de se rassurer ou de jouer sur l’image du produit comme signe de la réussite économique.

Notes
309.

STAR S.L., GRIESEMER J.R, op. cit., 1989.