C. Concepts transversaux : la carrière de l’objet technique pendant la maintenance et la réparation

Dans cette étape, nous avons présenté les différentes corrections qui sont apportées à l’objet technique pendant son utilisation et qui sont nécessaires à son bon fonctionnement.

On retrouve les trois formes de construction des objets intermédiaires à partir des représentations des différents acteurs du réseau sociotechnique.

Les constructeurs essaient d’imposer leurs réparateurs comme des experts, pour mettre en place des traductions unilatérales dans lesquels ils gardent le contrôle de la transformation des termes des représentations de l'objet sous la forme d’un objet intermédiaire. C’est le cas notamment en ce qui concerne la constitution de l’objet intermédiaire de définition de l’état actuel et de l’état normal en France. Ce processus se produit également en Chine, lors de la spécification de l’objet intermédiaire de l’ensemble du véhicule construit par le transporteur dans son cercle de connaissances sur une ou plusieurs structures techniques élémentaires. Cette volonté d’imposer les termes de traduction des représentations de l'objet sous la forme d’un objet intermédiaire n’est pas toujours acceptée par les transporteurs. Lorsque ceux-ci estiment avoir les capacités de réaliser cette traduction, cette stratégie entraîne des conflits importants et peuvent conduire les transporteurs à éviter les points de services de la marque.

La construction de l’objet intermédiaire peut être une négociation, lorsque l’acteur ayant le plus de pouvoir impose sa représentation de l'objet. Ce phénomène se produit dans les ateliers autres que ceux du constructeur en France. Il est également caractéristique de la construction d’un objet intermédiaire par des acteurs ayant des rapports hiérarchiques ou lorsqu’il est fait recours à une sous-traitance en Chine.

Enfin, la construction de l’objet intermédiaire peut passer par une « discussion » lorsque les rapports de pouvoir sont contrôlés et que tous les acteurs maîtrisent les différents langages nécessaires. Il s’agit principalement de la construction des objets intermédiaires dans le cadre des cercles de connaissances interpersonnelles en Chine.

La différence entre la maintenance et la réparation tient au fait que le premier terme désigne un ensemble de modifications déterminées. Il s’agit d’un ensemble d’actions techniques (changer les filtres et l’huile) prévu dès l’étape d’innovation et ressenti comme « normal ». Les opérations de réparation sont définies par opposition. Il s’agit de toutes les autres corrections apportées à l’objet technique pour assurer son bon fonctionnement. La maintenance correspond donc aux « pannes » prévues du véhicule alors que la réparation concerne les pannes imprévues considérées comme « anormales ».

Pour la plupart des acteurs, la maintenance correspond à une volonté d’anticipation alors que la réparation est une réaction. Dans la pratique, cette différence n’est pas toujours appropriée. Ainsi, Renault Trucks essaie de mettre en place des réparations préventives. De même, auparavant, la pratique de la maintenance en Chine n’était pas réalisée régulièrement mais uniquement en cas de problème technique.

Lorsque les corrections apportées sont en réaction à un ressenti, l’action technique dépend de la mise en place d’un couple d’objet intermédiaire définissant l’état actuel de l’objet technique et l’état normal. Ce processus est caractéristique de la plupart des opérations de réparation et de certaines opérations de maintenance lorsqu’elles sont réalisées après un changement dans le ressenti à la conduite.

Le processus démarre avec un objet matériel en cours de fonctionnement. A partir de cet objet, les membres du réseau qui se constitue autour de l’objet peuvent construire des prises pour diagnostiquer s’il est en panne et spécifier la nature de la panne. Ils évaluent l’état actuel de l’objet technique et son état normal. Les représentations des acteurs sur ces deux aspects sont négociées dans le réseau pour construire un couple d’objets intermédiaires. Ce couple est construit en parallèle car l’enjeu est de déterminer les opérations à effectuer à partir de leurs différences. La réparation en elle-même ne va pas de soi car il faut matérialiser l’objet intermédiaire dans un objet matériel qui de par son appartenance à un système technique ou au domaine physique résiste à la volonté des acteurs. Le principal problème posé par le moteur dCi 11 est l’introduction de structures techniques issues du système de l’électronique. Les éléments de ce système ne permettent pas aux réparateurs d’utiliser leur processus habituel. En effet, le fonctionnement de ces structures est invisible et ne peut être contrôlé visuellement. Face à ces résistances, les acteurs adoptent des stratégies différentes. Renault Trucks a favorisé le remplacement des pièces, les autres acteurs de la réparation en France se sont spécialisés dans les pannes les plus courantes et les moins complexes et Dongfeng Limited continu de promouvoir la remise en état en changeant les équipements des points de réparation. Une fois les réparations effectuées, le fonctionnement de l’objet matériel constitue la preuve de la validité du diagnostic et des opérations techniques effectuées.

Lorsque l’action technique est mise en place en anticipation des problèmes, elle est conduite en référence à la définition du véhicule (objet intermédiaire) construit pendant la phase d’innovation. Ce processus est caractéristique de la plus grande partie des opérations de maintenance et des réparations engagées dans le cadre de la politique de réparations préventives de Renault Trucks.

Le processus démarre avec la définition d’un objet intermédiaire et des opérations à mener pour le conserver en cet état pendant l’innovation. Elles sont déterminées en fonction de la perception du contexte et du système technique et peuvent être atteintes par des moyens techniques (amélioration de la qualité de l’huile) ou non (prises en compte des différents types d’usage). Les utilisateurs de l’objet technique construisent leur propre représentation de l’objet et des opérations pour le maintenir en se différenciant petit à petit de l’objet intermédiaire du constructeur par un processus d’essais et d’erreurs. Lorsqu’ils mènent une action technique contraire aux recommandations du constructeur, ils surveillent ses conséquences. Lorsqu’ils les jugent acceptable, ils intègrent ces modifications dans leur représentation et constituent ainsi un deuxième objet intermédiaire.

Les opérations de maintenance et de réparation sont menées pour contrer la tendance à la dégradation des objets techniques durant leur carrière. Cette tendance est une contrainte technique et physique de l’objet qui peut être décrite comme une interaction entre le domaine physique et le domaine social selon l’approche de la co-influence. En effet, les dégradations dépendent des caractéristiques de l’objet mais également de l’usage qui en est fait, qui est orienté par des logiques sociales. Néanmoins, pour pouvoir mener des actions de corrections, ces contraintes sont médiatisées par un processus de co-construction entre technique et social. Dans le cas des actions préventives, des logiques sociales et techniques sont mêlées dans l’évaluation a priori de l’objet technique par le constructeur. Cette définition est par la suite adaptée en fonction de leurs propres logiques par les utilisateurs de l’objet. Dans le cas des actions réactives, il s’agit d’évaluer la différence entre l’état normal et actuel de l’objet technique en construisant des représentations qui sont traduites dans des objets intermédiaires.

L’étape de la maintenance et de la réparation occupe une place à part dans notre argumentation : il ne s’agit pas de présenter l’une des relations entre deux formes de l’objet technique mais constitue un exemple de leurs interactions. Elle permet de présenter comment technique et social interagissent (comme le décrit le courant de la co-influence) et s’entremêlent (comme le décrit le courant de la co-construction) dans la carrière de l’objet.