1.4.Le secteur du transport routier de marchandises : la fin d’un âge d’or ?

Dans cette partie, nous présenterons comment a été construit le « mythe » 369 d’un âge d’or du transport routier de marchandises autour de la figure du « routier » qui regroupe aussi bien les chauffeurs salariés, les artisans chauffeurs et les chefs d’entreprises de transport. J.F. Revah montre qu’aujourd'hui le groupe professionnel des routiers prend la forme d’un groupe virtuel, c’est-à-dire « d’un fantasme largement inconscient qui renvoie au regroupement physique de l’ensemble des pairs » 370. Ce modèle « mythique » n’a en réalité jamais exister : le présentation qui en est donnée masque ses aspects sombres. L’organisation du transport pendant cette période a été constituée en contre modèle face aux évolutions récentes du métier. Comme le montre C. Cholez dans sa thèse sur le métier de chauffeur livreur371, la figure du « routier » est loin d’épuiser la réalité du secteur du transport routier de marchandises. Néanmoins, elle s’impose aujourd'hui comme la référence lorsque les transporteurs, chauffeurs et même le grand public se représentent ce secteur.

L’élément central du « mythe » de l’organisation traditionnelle du transport routier est la figure du « routier » qui refuse l’opposition classique entre salariés et employeurs en niant les conflits d’intérêts entre ces deux groupes. La figure du routier est un mélange du « truker » américain tel que l’on peut le voir dans « Convoy » de S. Peckinpah372, et du chauffeur français tel qu’il est présenté dans « Le salaire de la peur373 » avec Yves Montand, « Gas-Oil374 » ou encore « Des gens sans importance375 » avec Jean Gabin. Cette figure est marquée par plusieurs caractéristiques : la mise en avant de la liberté du métier de routier, un rapport particulier au camion et la primauté accordé au pragmatisme.

Le routier était un « gros bras », travaillant beaucoup, taciturne, viril, portant des valeurs de solidarité et de camaraderie, aimant les boissons et les femmes… Le routier se pensait surtout libre. Cette « liberté » n’est pas ressentie comme une absence de contrainte et beaucoup de chauffeurs insistent sur la pénibilité du métier :

‘« Le client, il est souvent aussi chiant qu’un patron » 376 ’ ‘« On était libre (…) mais, attention, c’est un métier qui était extrêmement dur » 377

La « liberté » des routiers réside dans l’absence de relation hiérarchique directe. Une phrase revient comme un leitmotiv dans tous nos entretiens : « on n’a pas de patron sur le dos ». J.F. Revah378 montre ainsi comment la solitude et la pénibilité du travail se croisent dans une représentation du chauffeur dans la figure du « héros solitaire ». La liberté est aussi associée à la route, la mobilité et le voyage. Un autre leitmotiv des routiers est : « on n’est pas enfermé dans un bureau ». Le voyage permet un certain détachement vis-à-vis du monde sédentaire et local. Comme le souligne P. Mauny379, les usines et les bureaux sont vus par les chauffeurs routiers comme des institutions totales au sens de E. Goffman380.

La figure du routier libre s’est construite sur les transports internationaux, quand les chauffeurs partaient pour une semaine et devaient se débrouiller seuls, sans presque aucun moyen de contacter leur patron. Or, aujourd’hui, les chauffeurs français travaillent essentiellement sur des missions régionales et nationales, qui sont très nettement vécues comme du « sale boulot » au sens de E. Hughes381.

Il est important de différencier les stéréotypes construits sur les « routiers » et la façon dont les acteurs du transport se représentent leur métier. Comme pour les fumeurs de marijuana étudiés par H. Becker382, il se produit un phénomène de réappropriation des normes et des stéréotypes pour construire l’identité de groupe. Les deux aspects sont liés même s’ils comportent des différences majeures : la « marginalité » et le « non-respect des règles » faisant partie des stéréotypes renvoient en fait à la « liberté » dans la façon dont les chauffeurs se représentent leur métier.

Le mythe des chauffeurs contient également un rapport particulier avec le camion. Ainsi dans le film « convoy », le « duck », le chef du convoi dit, lorsqu’on lui demande s’il aime son camion :

‘« Moi quand j’aime c’est pas un camion, tu aurais dû voir [surnom d’un chauffeur], lui il l’aimait son camion, il le bichonnait comme une mariée (…). J’aime bien savoir ce que j’ai sous le capot mais ce qui me botte c’est la conduite »383

Il existe deux sortes de chauffeurs, ceux qui aiment le camion comme une véritable personne et ceux « qui ne l’aime pas » mais qui estiment qu’il est important de bien le connaître pour maîtriser ses réactions particulières. Les chauffeurs du deuxième type attribuent au camion un statut intermédiaire entre l’objet et le sujet : ce n’est pas une personne mais il a certains attributs habituellement propres à l’homme, comme par exemple, des réactions individualisées.

Nous reviendrons plus loin sur cette distinction mais il est important de comprendre que dans le mythe de l’organisation traditionnelle du transport routier, le camion possède une place bien particulière. Il n’est jamais considéré comme un simple objet. P. Mauny montre comment le camion revêt certains attributs proprement animaux, tout en restant un outil dans les publicités pour les camions. Ainsi, le camion est tour à tour :

‘« puissant, performant, esthétique sans agressivité, rentable, fiable, fidèle, souple, maniable, exigeant, conquérant, docile, sécurisant, beau, fort, fin, racé, élégant, confortable, résistant, robuste, splendide, léger, harmonieux, prêt à bondir… »384

De même, les chauffeurs avec qui P. Mauny a réalisé des entretiens font souvent le parallèle entre leur camion et leur femme. Ainsi, un chauffeur lui dit :

‘« Mon camion, il est plus gentil avec moi que ma femme. Il m’emmène où je veux, il fait ce que je veux quand je lui demande » 385

Aujourd’hui, ce rapport au camion est mis en crise par le découplage du chauffeur et de son véhicule dont il n’est plus le seul utilisateur et l’intégration de technique ayant, au moins potentiellement, pour vocation de surveiller le chauffeur.

De plus, il existerait une certaine primauté accordée au pragmatisme. Cette perception est visible dans le rapport des chauffeurs et de leurs employeurs à la règle. Elle est considérée comme trop rigide, incapable de s’adapter. Les chauffeurs et les patrons d’entreprise du transport routier lui préfèrent les contrats oraux « d’homme à homme » qui présentent l’avantage d’être perpétuellement négociables. Le management à distance fait que les entreprises du transport routier doivent fonctionner essentiellement sur la confiance. Les rapports sociaux dans les entreprises de transport sont caractérisés par des relations interindividuelles « franches ». Enfin, le secteur valorise une connaissance concrète du métier et du camion qui n’est pas transmissible autrement que par l’expérience.

Aujourd'hui, le secteur du transport routier de marchandises en France est marqué par la coexistence de deux modèles. Le modèle le plus ancien reste la référence dans les discours de la profession mais est de plus en plus remis en cause par un second. Ce premier modèle est basé sur l’organisation traditionnelle et est construite face aux mutations de l’organisation de travail de ce secteur. Les représentations des « routiers » ne peuvent se comprendre qu’en lien avec les mutations économiques et sociales qui entraînent une perception de crise. Ce sentiment de crise est provoqué par un triple mouvement. Il s’agit d’une rationalisation des techniques de travail au travers la modification de l’organisation logistique et du travail des chauffeurs. Il s’agit également d’un recentrage sur des activités vécues comme le sale boulot (transport régional et national) pour les entreprises de transport et sur des activités auparavant considérées comme annexes au transport lui–même, par exemple la logistique. Enfin, il s’agit du développement du contrôle, notamment au travers de l’informatique embarquée. Ces modifications viennent télescoper l’organisation traditionnelle caractérisée par des compétences acquises sur le terrain et une organisation informelle du travail.

Beaucoup de chauffeurs dénigrent la période actuelle malgré les progrès concernant les conditions de travail, le confort des camions (chauffage, suspension, climatisation…) et la réglementation (les chauffeurs roulaient parfois plus de 60 h par semaine). Ces chauffeurs ont l’impression d’avoir perdu la liberté qu’ils trouvaient dans l’absence de relation hiérarchique directe et dans leur rapport à la route. Ils déplorent également la fin de la solidarité et de l’esprit de corps des chauffeurs-routiers. Avec les nouvelles techniques de liaison entre le camion et l’entreprise, la responsabilité du chauffeur se déplace : il n’est plus aussi autonome et ce qui dépend de son initiative diminue alors que le stress augmente car il est responsable de sa cargaison et de son horaire de livraison.

Notes
369.

Par commodité, nous reprendrons ce terme, sans lui donner le sens qui est habituellement le sien en sociologie. Dans cette partie, il s’agira de désigner les représentations dominantes du secteur du transport routier de marchandises construites a posteriori et en fonction du contexte actuel.

370.

REVAH J.F., Le discours sur la solitude volontaire, Lien social et conflictualité dans les métiers de conduite du transport collectif, Programme nationale de recherche et d'innovation dans les transports terrestres PREDIT, 2000, p. 121.

371.

CHOLEZ C., Une culture de la mobilité, trajectoire et rôle professionnel des chauffeurs-livreurs messagerie et de fret express, Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’université de Tours, 2001.

372.

Convoy, film de Sam PECKINPAH, 1978.

373.

Le Salaire de la peur, film de Henri Georges CLOUZOT, 1953.

374.

Gas-Oil, film de Gilles GRANGIER, 1955.

375.

Des Gens sans importance, film de Louis VERNEUIL, 1955.

376.

Cf. entretien 10, annexe 1.

377.

Cf. entretien 3, annexe 1.

378.

REVAH J.F., op. cit., 2000.

379.

MAUNY P., Les acteurs du transport routier de marchandises et leur imaginaire technique, le cas des techniques informationnelles de liaison, Thèse de doctorat de l’université des sciences et technologies de Lille Flandres Artois, 1994.

380.

GOFFMAN E., op. cit., 1979.

381.

HUGHES E., op. cit., 1996.

382.

BECKER H., op. cit., 1985.

383.

Convoy, film de Sam PECKINPAH, 1978.

384.

P. MAUNY, op.cit., 1994, p.166.

385.

P. MAUNY, op.cit., 1994, p.166.