2.2. L’utilisation du camion

2.2.1. Une typologie des chauffeurs

Au cours de notre enquête de DEA, nous avions identifié quatre types de chauffeurs selon leur mode d’utilisation du véhicule, leurs représentations de l’objet technique et la perception du métier des chauffeurs392.

Cholez distingue deux catégories de chauffeurs-livreurs393. La première est constituée des chauffeurs qui adhèrent à une identité de métier et tentent de livrer autant de marchandises que possible. Les chauffeurs de la seconde catégorie perçoivent le métier de chauffeur-livreur uniquement comme un gagne-pain et pratique le freinage en tentant d’abaisser les normes de production notamment lors du classement des tâches de leur tournée.

Dans notre travail, nous avons également été amenés à distinguer différents types de chauffeurs en fonction de leur rapport à une identité de métier commune liée au « mythe » de l’organisation traditionnelle du secteur du transport routier de marchandises. Pour certains chauffeurs, cette représentation est fondatrice de leur identité professionnelle et de leurs rapports à l’objet technique. Les autres chauffeurs se placent en opposition aux valeurs mises en avant dans le « mythe ». Ainsi, il reste une référence centrale du métier de chauffeur même pour les personnes qui souhaitent s’en dégager.

Dans cette perception de l’organisation traditionnelle, il existe une spécification du rapport au véhicule. Il s’agit du régime d’emprise défini par C. Bessy et F. Chateauraynaud394 qui correspond à l’impossibilité de juger l’objet technique à qui l’on reconnaît certaines caractéristiques habituellement réservées à l’homme. Les quatre types de chauffeur constituaient une gradation dans la proximité vis-à-vis du « mythe » et de la personnalisation du camion. Ainsi, pour les chauffeurs, le camion peut être un simple objet, un outil de travail, un actant ou un acteur.

Le premier type de chauffeur est en opposition avec le « mythe ». Ce sont généralement des chauffeurs qui travaillent dans des grandes entreprises de transport. Le fait d’exercer le métier de chauffeur relève moins d’un choix volontaire que d’une opportunité. Pour ces chauffeurs, il s’agit d’un métier comme un autre dans lequel il s’agit d’appliquer un savoir-faire appris en échange d’une rémunération. Ces chauffeurs tendent à considérer le camion comme un objet indifférencié. « Tous les camions se valent »395 est leur leitmotiv. Ils se rapprochent donc du rapport d’objectivation mis en avant par C. Bessy et F. Chateauraynaud396. Le fait de mettre en pratique des connaissances acquises lors de leur formation, quel que soit le véhicule qu’ils conduisent, leur permet de s’affirmer comme l’auteur de l’action et de construire le camion comme un objet au sens classique d’antonyme de sujet.

Pour les autres types de chauffeurs, le « mythe » de l’organisation traditionnelle du transport est central dans la construction de leur identité professionnelle.

Les chauffeurs du deuxième type sont à la frontière du mythe. Pour eux, l’important est la réalisation d’une mission et la reconnaissance d’un savoir-faire acquis par leur expérience pratique du métier. Dès lors, ils se pensent toujours comme les principaux auteurs de l’action mais reconnaissent que certains véhicules peuvent faciliter ou rendre plus difficile l’exécution d’une mission. C’est la thématique de l’outil de travail : ils reconnaissent un rôle à la technique qui modifie les conditions d’exécution de la mission. Ce sont toujours les chauffeurs qui donnent le sens à l’action, mais ils reconnaissent être dépendants d’un outil.

Le troisième type est dans une logique de passion. Les chauffeurs ont généralement choisi ce métier car ils éprouvent du plaisir à conduire, c'est-à-dire à utiliser l’objet technique. Dès lors, l’objet technique peut agir sur leur plaisir. L’objet technique participe donc au sens de l’action. Cependant, ils refusent d’attribuer des caractéristiques humaines à la technique car ce n’est pas « rationnel » à cause de la séparation décrite par B. Latour397 entre le monde objectif et le monde subjectif. Pour eux, le camion prend part à l’action mais étant un objet inanimé, cette part ne peut être reconnue comme telle.

Enfin, les chauffeurs du quatrième type sont généralement considérés comme des marginaux, les autres chauffeurs estimant qu’ils vont trop loin dans le « mythe ». Ils sont dans un rapport passionnel à l’objet et poussent le régime d’emprise à son extrême. Ils « aiment » la mécanique et le camion. L’objet est donc un producteur à part entière du sens de l’action. Cependant pour donner une telle place au camion, il faut le construire comme une personne à part entière. C’est la seule façon de donner une place à l’objet dans la construction du sens de l’action.

Tous ces chauffeurs ne sont pas amenés à conduire les véhicules équipés de moteur dCi 11. En effet, nous avons vu que le Premium avait une mauvaise image, les acteurs du transport incriminant sa qualité. Ce véhicule est associé au nouveau mode d’organisation qui renie les principes du mythe de l’organisation traditionnelle. Les chauffeurs du troisième et du quatrième type refusent généralement de travailler sur ce véhicule. De plus, ils tendent à travailler dans des petites entreprises de transport de lots qui réalisent du transport « à la demande » où leur employeur partage les mêmes valeurs. Aussi, il leur est rarement demandé de conduire ces véhicules. L’activité de transport liée au chantier est peu valorisée, aussi, ces chauffeurs ne conduisent pas non plus de Kerax.

Ainsi, seuls les chauffeurs du premier et du second type utilisent des véhicules équipés de dCi 11. Dans la partie suivante, nous présenterons successivement ces deux types de chauffeurs et leurs interactions avec l’objet technique.

Notes
392.

Les variables croisées étaient : le statut du chauffeur (salarié ou indépendant), son ancienneté dans la profession, la taille de l’entreprise dans laquelle il travaille, sa formation éventuelle autre que le permis poids lourd (CFP, CAP de mécanicien…), son rapport avec son patron (relation « classique », identification ou indépendance), sa représentation du métier (son rapport au « mythe »), ses critères de choix pour un camion, si le camion est pris en compte dans son choix d’une entreprise, le vocabulaire qu’il emploie pour le désigner, s’il utilise des personnalisations du camion dans son discours, les changements techniques qu’il cite, son point de vue sur différentes techniques symptomatiques (l’électronique, le GPS, le régulateur de vitesse, la boîte de vitesses automatique…), s’il les utilise, les objets personnels qu’il emmène en voyage, les décorations du camion, les contrôles qu’il effectue et les pannes qu’il dit réparer seul et enfin le type de conduite par rapport à la conduite rationnelle et à la sécurité routière.

393.

CHOLEZ C., « La résolution au quotidien des contraintes urbaines par les chauffeurs-livreurs », Les cahiers scientifiques du transport, N°41, 2002, pp. 3-30.

394.

BESSY C., CHATEAURAYNAUD F., op. cit., 1993.

395.

Cf. entretien 5, annexe 1.

396.

BESSY C., CHATEAURAYNAUD F., op. cit., 1993.

397.

LATOUR B., op. cit., 1994.